Quelle légitimité pour les hommes de l'État ?


Les représentants du peuple ne représentent qu'eux-mêmes

Les élus ne sont ni nos employés, ni nos mandataires, ni nos représentants légaux, et pas davantage nos délégués. En effet nous n'assumons pas la responsabilité de leurs actes. Si un homme est mon employé, mon mandataire ou mon représentant légal, j'accepte nécessairement d'être responsable de tout ce qu'il fait dans la limite du pouvoir que je lui ai confié. Si je lui ai confié un pouvoir sur d'autres personnes que moi-même ou sur leurs biens, en tant que mon délégué, que ce pouvoir soit absolu ou très partiel, je suis ipso facto responsable vis-à-vis de ces autres personnes de tous les torts qu'il pourrait leur faire, aussi longtemps qu'il agit dans les limites des pouvoirs que je lui ai accordés. Mais il n'existe aucun individu que les décisions du Congrès aurait lésé dans sa personne ou sa propriété, qui puisse aller trouver les électeurs singuliers et leur intenter une action en responsabilité pour les actes de leurs prétendus mandataires et délégués. Ce fait est la preuve que ces prétendus représentants du peuple, ceux de tout le monde, ne sont en réalité mandatés par personne.

Le bulletin de vote, leurre de la démocratie 

En fait, il n'y a pas de raison d'interpréter le fait que les gens votent bel et bien comme une preuve de leur approbation. Il faut au contraire considérer que, sans qu'on lui ait demandé son avis, un homme se trouve encerclé par les hommes d'un État auquel il n'a pas le pouvoir de résister ; des hommes d'un État qui le forcent à verser de l'argent, à exécuter des tâches et à renoncer à l'exercice d'un grand nombre de ses Droits naturels, sous peine de lourdes punitions. Il constate aussi que les autres exercent cette tyrannie à son égard par l'utilisation qu'ils font du bulletin de vote. Il se rend compte ensuite que s'il se sert à son tour du bulletin en question, il a quelque chance d'atténuer leur tyrannie à son endroit, en les soumettant à la sienne. Bref, il se trouve malgré lui dans une situation telle que s'il use du bulletin de vote, il a des chances de faire partie des maîtres, alors que s'il ne s'en sert pas il deviendra à coup sûr un esclave. Il n'a pas d'autre alternative que celle-là. Pour se défendre, il en choisit le premier terme. Sa situation est analogue à celle d'un homme qu'on a mené de force sur un champ de bataille, où il doit tuer les autres s'il ne veut pas être tué lui-même. Ce n'est pas parce qu'un homme cherche à prendre la vie d'autrui pour sauver la sienne au cours d'une bataille qu'il faut en inférer que la bataille serait le résultat de son choix. Il en est de même des batailles électorales, qui ne sont que des substituts à la guerre ouverte. Est-ce parce que sa seule chance de s'en tirer passe par l'emploi du bulletin de vote qu'on doit en conclure que c'est un conflit où il a choisi d'être parti prenante ? Qu'il aurait de lui-même mis en jeu ses propres Droits naturels contre ceux des autres, à perdre ou à gagner selon la loi du nombre ?

On ne peut douter que les plus misérables des hommes, soumis à l'État le plus oppressif de la terre, se serviraient du bulletin de vote si on leur en laissait l'occasion, s'ils pouvaient y voir la moindre chance d'améliorer leur sort. Mais ce ne serait pas pour autant la preuve qu'ils ont volontairement mis en place les hommes de l'État qui les opprime, ni qu'ils l'acceptent en quoi que ce soit.

 

Lysander SPOONER "The Constitution of No Authority", 1870