Cobden et la Ligue


 

"Ne doutez point qu'un petit groupe de personnes réfléchies et motivées puisse changer le monde.
À vrai dire, c'est la seule chose qui ait jamais réussi à le faire."

Margaret MEAD

L'épopée que je vais vous raconter est une parfaite illustration de cette affirmation.

Nous sommes en Angleterre, en 1838, et le contexte social et politique se présente de la façon suivante :

Il y a en gros cinq classes sociales :

La branche aînée de l'aristocratie, qui possède pratiquement toute la surface du territoire. Elle jouit de privilèges fiscaux considérables, et détient la majorité au parlement.

La branche cadette de l'aristocratie, qui possède peu ou rien, car pour éviter la division des domaines, l'héritage se fait par primogéniture. Cette classe ne peut se soutenir par le travail productif, car les nobles méprisent ce travail, exactement comme notre classe politico-administrative aujourd'hui. Elle ne peut donc se soutenir que par l'exploitation des classes laborieuses : l'exploitation extérieure, au moyen de guerres, de conquêtes, et de colonies ; l'exploitation intérieure au moyen d'impôts, de dîmes, de charges, de monopoles. Elle fournit le gros des officiers de l'armée et de la marine, du clergé, et des fonctionnaires des colonies. Elle fournit aussi des émigrés qui vont devenir à leur tour propriétaires terriens dans les colonies. Notons qu'à cette époque l'Angleterre ne possède pas moins de 45 colonies.

Les industriels, qu'on appelle alors les manufacturiers, les importateurs-exportateurs, et les banquiers. On est en plein dans la révolution industrielle, et cette classe est de plus en plus importante et agissante.

Les commerçants et artisans

Les ouvriers

Les fermiers, qui louent leurs terres aux grands propriétaires terriens, vivent assez misérablement, et emploient des ouvriers agricoles encore plus misérables.

Le parlement se compose d'environ 580 députés, dont 160 élus par les comtés, c'est-à-dire la campagne, et 420 par les "burroughs", c'est-à-dire les agglomérations. Il est divisé en deux grands partis, le parti conservateur, appelé tory, et les whigs. Comme en France à l'époque, pour être électeur, il fallait satisfaire à certaines conditions de revenu, et ces conditions étaient telles que la totalité des comtés élisaient des membres de l'aristocratie. Les bourgs élisaient certes des aristocrates, mais aussi des députés issus de la bourgeoisie manufacturière et commerciale. Toutefois les deux partis étaient contrôlés par l'aristocratie. Donc, que la majorité fut tory ou whig, le parlement était sous le contrôle de l'aristocratie.

Pour bien comprendre la suite de cette histoire, il faut nous étendre un peu sur

La loi sur les grains (Corn Law)

Cette loi, introduite en 1815, et plusieurs fois amendée, portait sur l'ensemble des céréales, mais c'est sur le blé, nécessaire à la fabrication du pain, denrée vitale à l'époque, qu'elle avait les conséquences les plus dramatiques.

Avant le blocus continental institué par Napoléon, l'importation de blé était relativement libre, avec des droits de douane faibles. Le blocus donna aux producteurs anglais un quasi monopole, suivi d'une rapide augmentation des prix. À la fin des guerres napoléoniennes, le prix du blé chuta de moitié, et les producteurs paniquèrent. En 1815, ils firent voter une loi dont l'objet était de stabiliser le prix du blé à 80 shillings le quarter. Aucun blé étranger ne pouvait entrer en Angleterre si le prix du marché était inférieur à ce prix. Sans atteindre les 80 shillings, les prix montèrent, ce qui renchérit le prix du pain, nourriture de base des ouvriers, qui se trouvèrent réduits à la misère. Du coup, la consommation de biens en provenance de l'industrie se trouva elle-même réduite. Même les exportations s'en trouvèrent affectées, car les bateaux chargés de fer, de houille, ou de machines, ne pouvaient plus avoir de fret de retour. Les manufacturiers eurent donc à licencier, ce qui accentua la misère.

En revanche ce système profitait à fond à l'aristocratie. Le nombre de fermiers prêts à louer des terres pour les exploiter était beaucoup plus grand que le nombre de terres disponibles. Les fermiers étaient donc en concurrence, ce qui permettait aux seigneurs d'obtenir les prix des loyers les plus élevés compatibles avec la survie des fermiers. Ainsi, c'est à eux, et non aux fermiers qu'allait la rente engendrée par les tarifs.

Et bien sûr, les propriétaires terriens, qui tenaient le parlement, s'opposaient à toute réforme.

En 1828, toutefois, le gouvernement du duc de Wellington parvint à amender la législation. Arthur Welesley, duc de Wellington, le vainqueur de Napoléon, jouissait d'un prestige personnel considérable qui lui donnait quelque liberté de manœuvre. C'était un homme assez intelligent pour vouloir diminuer ce que la situation avait d'injuste et de précaire. Il introduisit une échelle mobile qui fonctionnait ainsi : lorsque le prix du blé atteignait 73 shillings, le blé étranger pouvait être importé sans droits de douane. S'il tombait en dessous, le blé étranger était frappé d'un droit de douane d'autant plus élevé que le prix du blé domestique était plus bas. C'était une petite, mais très insuffisante amélioration.

En dehors des grains, tout un système protectionniste compliqué existait pour un certain nombre d'autres denrées de première nécessité, comme le sucre. Ces tarifs, étaient appelés différentiels parce qu'ils dépendaient de la provenance, ce qui permettait d'assurer un débouché aux produits en provenance des colonies, fort rémunérateur pour les colons.

En 1838, année où commence l'histoire de la Ligue, l'état du Royaume était assez dramatique : il y régnait une extrême inégalité, la misère, et une criminalité croissante. La diminution de toutes les consommations entraînait la diminution des recettes publiques, d'où un déficit croissant qui menaçait d'ébranler le crédit du pays.

Historique de la Ligue

Dès 1836, une association dite "Anti-Corn Law Association" fut formée à Londres, mais elle eut un succès limité. En octobre 1838, sept personnes de Manchester décidèrent de reprendre les choses en main. Ils modifièrent les statuts et le nom de l'Association, qui fut renommée "Anti-Corn Law League". Nous l'appellerons "La ligue contre la loi sur les grains", ou plus simplement "la Ligue".

Son objectif : mobiliser l'opinion publique pour faire pression sur le parlement afin de supprimer la loi sur les grains, avec l'idée qu'il serait plus facile de supprimer les autres obstacles au libre échange une fois ce travail accompli. Les conséquences proclamées devaient être :
- Augmenter les débouchés industriels ;
- Accroître l'emploi ;
- Diminuer le prix du pain ;
- Rendre l'agriculture et l'industrie plus efficaces grâce à la concurrence ;
- Promouvoir la paix entre les nations.

Manchester était un bon choix, car c'était la principale ville manufacturière du pays, et son activité était particulièrement affectée par l'étranglement du commerce international.

Ces fondateurs s'entourèrent de personnes de la classe moyenne, industriels, commerçants, banquiers, importateurs-exportateurs. Une foule de personnes de qualité rejoignirent peu à peu la ligue et consacrèrent à sa cause beaucoup de leur temps et de leur argent. Parmi eux, quatre hommes éminents allaient jouer un rôle décisif : George Wilson, le président de la ligue et son infatigable administrateur; Richard Cobden, son principal inspirateur et animateur; John Bright, le fidèle disciple et ami de Cobden, qui se distingua par ses qualités d'orateur; enfin Charles Villiers, le porte parole de la ligue au sein du parlement.

Richard Cobden était né en 1804 dans une famille de fermiers pauvres. il fut formé par un oncle pour être employé dans son entrepôt. À 21 ans, il devint voyageur de commerce, et réussit à ce point qu'il put bientôt s'établir à son compte en acquérant une fabrique de tissu imprimé. Par sa vision du marché et ses qualités d'organisateur, il fit rapidement prospérer son entreprise. Mais la trentaine venue, il laissat la direction de l'usine à son frère, il voyageât, et il se fit remarquer par des articles dans lesquels il poursuivait deux grandes causes : le pacifisme, en l'occurrence la non-intervention en politique étrangère, et le libre-échange. Il y apparaît comme un économiste clair et brillant, à la Bastiat.

À partir de 1839, il va se consacrer entièrement à la Ligue, négligeant même sa famille, à laquelle il était pourtant très attaché. Là, il se révèle comme un grand tacticien, rationnel, habile, tenace, et résolu. Il sera élu député de Stockport en 1841, trois ans après le début de cette histoire.

John BrightJohn Bright était un industriel du Lancashire. Appartenant à une famille de quakers, il reçut une bonne éducation, sans passer pour autant par les universités. Il fut élu aux Communes en 1843. Autodidacte, il appuyait son éloquence sur des références littéraires et historiques de qualité. C'était un orateur très clair, très précis, et très émouvant, surtout lorsqu'il décrivait la misère du peuple. Il était d’autant plus écouté qu’on sentait chez lui une conscience exigeante et un sens religieux de ses responsabilités.

Individualiste déterminé, il considérait le libre-échange comme le remède de tous les maux économiques. Il se méfiait de toute intervention de l’État dans l’économie et l'organisation de la société.

Non conformiste, il a été l’homme de l’égalité religieuse, le pourfendeur des privilèges de l’Église d’Angleterre, en particulier de ses dîmes, et l’avocat de la séparation de l’Église et de l’État. Il se prononçât au Parlement en faveur du droit des juifs et des athées de prêter un serment non chrétien et d’être admis à siéger aux Communes. En 1869, Il deviendra ministre du Board of Trade dans le cabinet Gladstone.

Au sein de la Ligue, il était surtout le lieutenant inconditionnel de Cobden et l'orateur de choc, mais il a évité de se mettre en avant sur le plan de l'organisation, car il n'était pas accepté de tous les groupes.

Pendant sept années, jusqu'à la victoire finale, la ligue va s'efforcer de rallier à ses vues de plus en plus de personnes, en rayonnant de plus en plus loin de Manchester jusqu'à couvrir tout le royaume, puis en portant le débat au parlement après avoir fait élire le plus grand nombre possible de ses militants. Des réunions sont organisées dans différentes villes. À Londres, elles deviendront hebdomadaires pendant un certain temps. Partout elles se font dans les plus grandes salles disponibles, contenant des milliers de personnes à Londres, et jusqu'à 10 000 à Manchester. Partout, les places s'arrachent et on doit refuser du monde. Des souscriptions de plus en plus importantes vont permettre de financer des livres, des brochures, des périodiques, et des tracts, dont la diffusion ira croissante, et même de payer un certain nombre de professeurs d'économie politique pour diffuser les connaissances économiques dans le public. Quelques chiffres donnés en Annexe permettent de se faire une idée de cet effort.

Une première percée spectaculaire prit place en 1841. Cette année-là la Ligue réussit à mettre de son côté les églises dites "dissidentes", c'est-à-dire les églises non anglicanes. La religion anglicane, religion d'Etat, recevait la dîme, alors que les autres ne se soutenaient que par des dons volontaires. Seize cent prêtres dissidents répondirent à l'appel de la ligue, et sept cent d'entre eux se réunirent à Manchester. Ils décidèrent de prêcher dans toute l'Angleterre la cause de la liberté des échanges, car, disaient-ils, "elle était conforme aux lois providentielles qu'ils avaient mission de propager".

La ligue va ensuite s'attaquer aux agriculteurs, qui pouvaient croire leur bien être et leur existence même attachés au système de la protection. En l'espace de deux mois, Cobden provoque quarante meetings au sein même des populations agricoles. Bastiat le relatera en écrivant : "Là, entouré souvent de milliers de laboureurs et de fermiers, parmi lesquels on pense bien que se sont glissés, à l'instigation des intérêts menacés, bien des agents de désordre, Cobden déploie un sang froid, une habileté, une éloquence, qui excitent l'étonnement, si ce n'est la sympathie, de ses plus ardents adversaires".

L'aristocratie au pouvoir, qui jusque là avait traité la ligue par le dédain que lui donnait le sentiment de son invulnérabilité politique, commence sérieusement à s'inquiéter. Elle scrute la vie privée et publique des principaux ligueurs, mais elle quitte rapidement ce terrain, car elle s'aperçoit qu'elle pourrait y laisser plus de plumes que la Ligue. Elle cherche alors à répandre la litanie des sophismes éternellement utilisés par les partisans du protectionnisme : protection des agriculteurs, invasion des produits étrangers, baisse des salaires par des patrons qui profiteraient du bon marché des subsistances, indépendance nationale, débouchés coloniaux, maîtrise des mers, etc.

Mais il se trouve que les ligueurs sont des économistes étonnamment avertis, et pas un de ces sophismes ne résiste au choc de la discussion, voire aux enquêtes parlementaires que déclanche la ligue pour en démontrer l'inanité. Inlassablement, ils démontrent que la prospérité pour tous passe par la suppression complète, et unilatérale, de tous les obstacles au libre échange.

La misère du peuple devenant de plus en plus criante, et ses causes de plus en plus évidentes, l'aristocratie espère calmer la situation par la charité. Elle organise d'importantes souscriptions pour venir en aide aux plus pauvres. Elle introduit des lois diminuant le temps de travail. Alors les manufacturiers, à leur tour, se cotisent pour aider les plus pauvres, et montrent plus que jamais que les véritables malheurs du peuple viennent de la spoliation exercée par les protectionnistes.

Mais il restait évidemment une ressource à l'aristocratie : la majorité parlementaire. Alors, dans un nouvelle phase de son action, la ligue va s'attaquer méthodiquement à faire élire le maximum de ses membres au parlement. À la demande de Cobden, de Bright, et de leurs amis, des milliers de free-traders s'inscrivent sur les listes électorales, et en font sortir tous ceux qui n'avaient pas le droit d'y être.

Aux élections de 1841, cinq membres de la ligue, dont Cobden, sont élus au parlement. Sir Robert Peel, le chef du parti conservateur devient premier ministre. Ancien ministre de Wellington, homme extrêmement compétent et habile, il est issu de la bourgeoisie manufacturière, et il cherche à moderniser son parti en attirant dans son sein des membres de cette bourgeoisie. C'est un opportuniste lucide, qui prend assez vite conscience que la ligue détient la vérité sur les causes de la misère et que le mouvement qu'elle a créé est irréversible. Mais il se sent obligé de défendre les intérêts de la classe qui l'a porté au pouvoir. Sans doute prévoit-il déjà que tôt au tard les tenants de la Ligue finiront par obtenir la majorité au parlement, et veut-il se préparer à prendre lui-même les mesures qui seront alors devenues inévitables. Pendant les 5 années qui vont suivre, il va d'une part prendre des mesures pour soulager les misères les plus criantes, donnant ainsi des gages aux free-traders, dans l'espoir d'émousser leur combativité, et en même temps s'employer à faire évoluer les mentalités de l'aristocratie.

Pour rétablir les finances publiques, il introduisit en 1842, pour trois ans, un impôt sur le revenu, dont étaient exemptés les revenus inférieurs à 150 livres (12 600 €). De 1842 à 1845, année après année, il introduisit une série de réformes douanières. Les prohibitions pures et simples furent abolies. Les bœufs, les moutons, la viande fraîche et salée, qui étaient interdits à l'importation, furent admis avec des droits modérés. Les droits sur 650 produits de consommations (tels que farines, huile, riz, cafés, vinaigre, bière, laines, coton, lin, cuir, suif, etc.) furent très fortement réduits, puis complètement supprimés pour 430 d'entre eux en 1845. Les droits à l'exportation, qui frappaient notamment les machines et la houille, furent complètement supprimés.

Tout ceci allait engendrer une certaine prospérité. L'activité reprend. La misère diminue, et chose parfaitement conforme à la loi de Laffer, les recettes des douanes augmentent.

En ce qui concerne le droit sur le blé, Peel se comporte de manière extrêmement habile. L'expérience avait montré que le prix moyen du blé fluctuait autour de 56 shillings et n'avait jamais dépassé 65 shillings. L'échelle mobile telle qu'elle était, avec un droit plafond de 73 shillings, était donc inutilement élevée. Peel la remplaça par un droit fixe correspondant au droit précédent sur 56 shillings, ce qui donna au peuple l'impression d'une grande diminution, tout en permettant à Peel de montrer aux propriétaires fonciers que leur rente ne serait pas vraiment diminuée.

Ces améliorations ont un peu tendance à démobiliser les supporters de la Ligue, bien que ses objectifs soient tout de même loin d'être atteints. Alors Cobden va passer à la vitesse supérieure. Jusqu'en 1844, il était apparu impossible d'obtenir des élus en provenance des comtés, parce qu'il fallait être propriétaire foncier pour pouvoir voter. Un examen plus attentif des lois électorales lui fit découvrir un amendement obscur, la clause Chandon, qui donnait le droit d'être électeur à toute personne possédant une propriété immobilière quelconque donnant un revenu net d'au moins 40 shillings (en gros 168 € de 2000). L'aristocratie avait utilisé cette clause en 1841 pour faire inscrire un grand nombre de ses créatures sur les listes électorales. Rien n'empêchait les classes manufacturières et commerciales d'en faire autant, en acquérant et louant de petites propriété, voire en aidant quelques uns de leurs salariés à le faire.

Cobden soumit son plan au conseil de la ligue en décembre 1844. On n'avait que jusqu'au 31 janvier 1845 pour s'inscrire sur les listes électorales. En dix semaines, Cobden ne tint pas moins de 35 grands meetings publics dans les comtés du Nord de l'Angleterre afin d'inciter ceux qui le pouvaient à devenir électeurs, et à mettre en place des candidats.

Chaque année, Charles Villiers, un député issu de la ligue, proposait au parlement une motion en faveur de l'abrogation de toutes les lois protectionnistes. Les votes contre avaient eu jusque là la majorité, mais cette majorité s'amenuisait d'année en année. Elle avait été de 303 en 1842, de 256 en 1843; de 206 en 1844. Elle tomba à 132 en 1845. Peel commença à préparer les esprits des députés à une abrogation étagée dans le temps, mais il se heurta d'une part à la résistance des grands propriétaires fonciers, qui ne voulaient rien céder, et de l'autre à celles des "free traders", qui voulaient une abolition immédiate.

Cette année là, une terrible famine s'abattit sur l'Irlande, car la récolte de pommes de terre, principale ressource et nourriture des paysans, avait été anéantie par des pluies diluviennes. Le pain était trop cher pour pouvoir se substituer à la pomme de terre. En décembre, Peel essaya d'opérer par décret des réductions d'urgence de droits sur le blé, mais il fut mis en minorité dans son propre cabinet, et il dut démissionner.

La reine fit appel au chef des whigs, mais ce dernier ne put parvenir à constituer un ministère, et la reine rappela Robert Peel. Peel put ainsi former un nouveau cabinet, avec des ministres individuellement favorables à l'abolition des lois sur le blé. Une nouvelle loi, favorable à l'abolition, fut présentée au parlement. Après de nombreux débats, après un va et vient avec la chambre des lords qui se montra beaucoup plus ouverte aux idées de libre échange qu'on ne le craignait, le parlement mit fin aux lois protectionnistes. Le 26 mai1846, la loi instituant le libre échange unilatéral fut définitivement votée, par une majorité composite comprenant, outre les représentants de la Ligue, des whigs, des tories, et des élus irlandais. Cette loi dura 85 ans, et engendra en Angleterre une ère de prospérité extraordinaire, connue improprement sous le nom d'ère Victorienne, alors qu'elle devrait s'appeler l'ère du libre échange.

Mais le parti tory fut irrémédiablement divisé, et le soir même de la victoire de la Ligue, le gouvernement de Peel perdit un vote de confiance sur sa politique irlandaise, et dut démissionner. Au moment de quitter le pouvoir, dans un dernier discours parlementaire, il dit :

statue de Cobden à Manchester"… Le mérite de ces mesures, je le déclare à l'égard des honorables membres de l'opposition comme à l'égard de nous-mêmes, ce mérite n'appartient exclusivement à aucun parti. Il s'est produit entre les partis une fusion qui, aidée de l'influence du gouvernement, a déterminé le succès définitif. Mais le nom qui doit être et sera certainement associé à ces mesures, c'est celui d'un homme, mû par le motif le plus désintéressé et le plus pur, qui, dans son infatigable énergie, en faisant appel à la raison publique, a démontré leur nécessité avec une éloquence d'autant plus admirable qu'elle était simple et sans apprêt; c'est le nom de Richard Cobden.

Maintenant, Monsieur le président, je termine ce discours, qu'il était de mon devoir d'adresser à la chambre, en la remerciant de la faveur qu'elle me témoigne pendant que j'accomplis le dernier acte de ma carrière politique. Dans quelques instants cette faveur que j'ai conservée cinq années se reportera sur un autre; j'énonce le fait sans m'en affliger ni m'en plaindre, plus vivement ému au souvenir de l'appui et de la confiance qui m'ont été prodigués qu'à celui des difficultés récemment semées sur ma voie.

Je quitte le pouvoir, après avoir attiré sur moi, je le crains, la désapprobation d'un assez grand nombre d'hommes, qui, au point de vue de la chose publique regrettent profondément la rupture des liens de parti, regrettent profondément cette rupture non par des motifs personnels, mais dans la ferme conviction que la fidélité aux engagements de parti, que l'existence d'un grand parti politique est l'un des plus puissants rouages du gouvernement. Je me retire, en butte aux censures sévères d'autres hommes, qui, sans obéir à une inspiration égoïste adhèrent au principe de la protection et en considèrent le maintien comme essentiel au bien-être et aux intérêts du pays.

Quant à ceux qui défendent la protection par des motifs moins respectables et uniquement parce qu'elle sert leur intérêt privé, quant à ces partisans du monopole, leur exécration est à jamais acquise à mon nom; mais il se peut que ce nom soit plus d'une fois prononcé avec bienveillance sous l'humble toit des ouvriers, de ceux qui gagnent chaque jour leur vie à la sueur de leur front, eux qui auront désormais, pour réparer leurs forces épuisées, le pain en abondance et sans payer de taxe, - pain d'autant meilleur qu'il ne s'y mêlera plus, comme un levain amer, le ressentiment contre une injustice."

Peel se retira le soir même de la vie publique. Il mourut quatre ans plus tard d'un accident de cheval.

La Ligue fut dissoute le 22 juillet. Une cérémonie commémorative eut lieu le 25 janvier 1848, en présence de 3000 personnes, et une autre le 1er février 1849. Bastiat y avait été invité, mais n'avait pu s'y rendre (voir la note sur Bastiat et la Ligue à la fin de ce papier).

Quant à Richard Cobden, Il s'était tellement dépensé qu'il arriva épuisé et ruiné à la victoire de la Ligue. Aussi, la ligue organisa une souscription en sa faveur qui atteignit la somme incroyable de 75 000 livres (plus de 6 millions d'Euros). Cette somme lui fut remise dans un grand mouvement d'enthousiasme, lors de la dernière réunion de la ligue.

Cet argent va lui permettre de repartir en campagne. Pendant 14 mois, il va faire le tour de l'Europe en compagnie de sa femme pour promouvoir le libre échange. En 1849, il propose au Parlement l’instauration de l’arbitrage international obligatoire en cas de conflit et, en 1851, une réduction générale des armements. Vers la fin des années cinquante, le gouvernement le charge d'une mission diplomatique auprès du gouvernement de Napoléon III, en vue d'un traité de libre échange entre l'Angleterre et la France. Le traité fut signé par Cobden au nom du Royaume-Uni en 1860, et au nom de la France, par le ministre Michel Chevalier. Ce dernier avait été en son temps un ardent supporter de Bastiat, et l'avait aidé dans ses tentatives pour animer en France un "mouvement pour la liberté des échanges" inspiré de la Ligue.

Cobden mourut en 1865.

Les raisons du succès

Cette épopée peut servir de modèle aux libéraux pour la poursuite de leurs objectifs. Il est donc utile de s'interroger sur les raisons du succès de la Ligue. On peut les résumer ainsi :
- Objectif unique
- Argumentation juste
- Croisade morale, voire religieuse
- Organisation remarquable
- Ténacité en face d'une forte opposition
- Soutien de la classe moyenne
- Représentation parlementaire
- Intelligence et habileté du premier ministre.

Cet ordre n'est pas arbitraire : on peut penser que si les six premiers points sont satisfaits, les hommes politiques seront trop heureux d'enfourcher la cause.

On remarquera que "ATTAC" emploie les mêmes moyens que la Ligue, avec de remarquables résultats. Si cette association n'aboutit pas vraiment, c'est qu'il lui manque le deuxième point.

La principale leçon que nous, libéraux, devons tirer de cette liste, est qu'il nous manque le premier et le quatrième points. Nous dispersons nos talents sur un peu toutes les questions de Société. Il serait bon que nous nous mobilisions sur un seul sujet bien ciblé jusqu'à ce que nous l'ayons fait aboutir. Nous en proposons un : la réforme des programmes et des manuels d'Economie dans l'enseignement secondaire, grâce auxquels les enseignants, imprégnés de philosophie marxiste, décervèlent allègrement nos enfants.

Note sur Bastiat et la Ligue

Bastiat découvre par hasard l'existence de la ligue en 1844. Il s'enthousiasme, et s'indigne que la presse française n'en parlât point. En novembre de la même année, il écrit à Cobden, qui lui répond. Ainsi commence une grande amitié qui dura jusqu'à la mort de Bastiat.

Il se rend à Londres en 1845 et publie peu après "Cobden et la Ligue".

Il rencontrera de nouveau Cobden en Angleterre en Octobre 1848.

En janvier 1849, il reçoit une invitation de M. Wilson, au nom des free-traders, pour participer à la cérémonie commémorative du 1er février. Il ne peut s'y rendre, mais il répond une lettre émouvante à M. Wilson dans laquelle il fait l'éloge de la Ligue, et où il dit notamment : "Il ne s'est rien accompli de plus grand dans ce monde que cette réforme".

Pendant plusieurs années, Bastiat s'évertuera à faire fonctionner dans plusieurs grandes villes françaises une Association pour la Liberté des Echanges sur le modèle de la Ligue, mais le contexte était très différent, et il n'obtint pas les résultats espérés. Cet épisode ne manque pas d'intérêt pour autant, mais ceci est une autre histoire.

Il rencontrera de nouveau Cobden à Paris lors d'un "Congrès pour la paix" organisé par Victor Hugo le 23 août 1849. Enfin, il le rencontrera pour la dernière fois à Bradford à la fin du mois d'octobre 1849 pour un autre congrès en faveur de la paix.

 

ANNEXE

Les moyens mis en œuvre par la Ligue

Les moyens mis en œuvre par la Ligue, nous l'avons vu, sont allés en s'amplifiant année après année. Voici une photographie de ce qu'ils ont été en 1844. Ces chiffres sont extraits d'un rapport présenté dès le 22 janvier 1845, par M. Hickin, secrétaire de la Ligue devant un public de 10 000 personnes.

Année 1844

Voici d'abord le compte d'exploitation. Les chiffres entre parenthèses représentent une tentative d'expression des livres de 1845 en euros 2000 sur la base d'une évaluation des pouvoirs d'achat respectifs (1 £ 1840 = 84 € 2000).

 
Recettes
86 009 £
7 224 000 €
Dépenses
59 333 £
4 984 000 €
Balance en caisse
26 676 £
2 240 000 €

Plus de 200 meetings ont été tenus en Angleterre et en Écosse, à ne parler que de ceux où ont assisté des députations de la Ligue.

Il a été distribué 2 millions de brochures, et 1 340 000 exemplaires du journal hebdomadaire de la Ligue (soit une diffusion de plus de 20 000 par semaine).

Les bureaux de l'association ont reçu un nombre immense de lettres, et en ont expédié environ 300 000.

Les professeurs de la Ligue ont ouvert des cours dans 36 comtés sur 40. Partout, et principalement dans les districts agricoles, on demande plus de professeurs que la Ligue n'en peut fournir.

L'Angleterre a été divisée en 13 districts électoraux. Des agents éclairés, rompus dans la connaissance et la pratique des lois, ont été assignés à chaque district pour surveiller la formation des listes électorales et en poursuivre la rectification devant les tribunaux.

L'opération a été exécutée dans 160 bourgs. Jusqu'ici on peut considérer que les free-traders ont eu l'avantage sur les monopoleurs dans 112 de ces bourgs, et, dans le plus grand nombre, cet avantage suffit pour assurer la nomination de candidats engagés dans la cause du libre commerce.

Ce n'est que dans ces derniers temps que la Ligue a dirigé son attention sur les listes électorales des comtés. En peu de jours, la balance en faveur des free traders s'est accrue de 1750 dans le Lancastre du Nord, de 500 dans le Lancastre du Sud, et de 500 pour le Middlesex. Le mouvement se propage dans les autres comtés.

 

Jacques de GUÉNIN, août 2002


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