Au-delà des échanges marchands


 

Dissertation :

À partir du cours, et dans une moindre mesure des annexes, vous déterminez dans quelle mesure il est possible de distinguer les échanges marchands des autres formes d'échange.

 

 

 

Annexe 1

 

 

Par encastrement, Polanyi désigne l'inscription de l'économie dans les règles sociales, culturelles et politiques qui régissent certaines formes de production et de circulation des biens et services. Dans les sociétés précapitalistes, les marchés sont limités et la plupart des phénomènes économiques font l'objet d'une inscription dans des normes et institutions qui leur préexistent et leur donnent forme.

L'importance accordée au marché dans l'économie moderne traduit un désencastrement. [...] Mais le progrès du marché ne signifie pas la disparition des formes d'économie basées sur la redistribution et la réciprocité. La redistribution est le principe selon lequel la production est remise à une autorité centrale qui a la responsabilité de la répartir, ce qui suppose une procédure définissant les règles des prélèvements et de leur affectation. La réciprocité caractérise la relation établie entre des groupes ou personnes grâce à des prestations qui ne prennent sens que dans la volonté de manifester et de renforcer un lien social entre les parties prenantes. Le cycle de la réciprocité s'oppose à l'échange marchand parce qu'il est indissociable des rapports humains qui mettent en jeu des désirs de reconnaissance et de pouvoir et il se distingue de l'échange redistributif parce qu'il n'est pas imposé par un pouvoir central. Redistribution et réciprocité perdurent en conséquence au sein des économies modernes dans des échanges non marchands et non monétaires. Pour résumer, dans les économies contemporaines, la redistribution publique témoigne, dans sa construction même, d'un encastrement de l'économie dans la politique et le maintien de relations de réciprocité traduit parallèlement un encastrement de l'économie dans la culture. Le désencastrement de l'économie [...] n'est que tendanciel, les pôles non marchands et non monétaires de l'économie attestent la persistance d'un encastrement de certaines composantes de l'économie contemporaine dans la société dans laquelle elles s'enracinent.

 

Jean-Louis Lavilie, Benoît Levesque et Isabelle This-Saint Jean, Le Marché autrement

 

 

Annexe 2

                                                    

 

Dans les économies et dans les droits qui ont précédé les nôtres, on ne constate pour ainsi dire jamais de simples échanges de biens, de richesses et de produits au cours d'un marché passé entre les individus. D'abord, ce ne sont pas des individus, ce sont des collectivités qui s'obligent mutuellement, échangent et contractent; les personnes présentes au contrat sont des personnes morales : clans, tribus, familles, qui s'affrontent et s'opposent soit en groupe se faisant face sur le terrain même, soit par l'intermédiaire de leurs chefs, soit de ces deux façons à la fois. De plus, ce qu'ils échangent, ce n'est pas exclusivement des biens et des richesses, des meubles et des immeubles, des choses utiles économiquement. Ce sont avant tout des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires dont le marché n'est qu'un des moments et où la circulation des richesses n'est qu'un des termes d'un contrat plus général et beaucoup plus permanent. Enfin ces prestations et ces contre-prestations s'engagent sous une forme plutôt volontaire, par des présents, des cadeaux, bien qu'elles soient au fond rigoureusement obligatoires, à peine de guerre privée ou publique. [...]

Une partie considérable de notre morale et de notre vie elle-même stationne toujours dans cette même atmosphère du don, de l'obligation et de la liberté mêlés. Heureusement, tout n'est pas encore classé exclusivement en termes d'achat et de vente. Les choses ont encore une valeur de sentiment en plus de leur valeur vénale, si tant est qu'il y ait des valeurs qui soient seulement de ce genre. Nous n'avons pas qu'une morale de marchands. Il nous reste des gens et des classes qui ont encore les mœurs d'autrefois et nous nous y plions presque tous, au moins à certaines époques de l'année ou à certaines occasions. [...]

 

Ce sont nos sociétés d'Occident qui, ont très récemment, fait de l'homme un « animal économique ». Mais nous ne sommes pas encore tous des êtres de ce genre. Dans nos masses et dans nos élites, la dépense pure et irrationnelle est de pratique courante [...]. L'homo œconomicus n'est pas derrière nous, il est devant nous. [...] L'homme a été très longtemps autre chose; et il n'y a pas bien longtemps qu'il est une machine, compliquée d'une machine à calculer.

D'ailleurs nous sommes encore heureusement éloignés de ce constant et glacial calcul utilitaire. Qu'on analyse de façon approfondie, statistique, [...] ce qu'est notre consommation, notre dépense à nous, occidentaux des classes moyennes. Combien de besoins satisfaisons-nous ? Et combien de tendances ne satisfaisons-nous pas qui n'ont pas pour but dernier l'utile ? [....] Est-il bien qu'il en soit ainsi? C'est une autre question. Il est bon peut-être qu'il y ait d'autres moyens de dépenser et d'échanger que la pure dépense.

 

                                      Marcel Mauss, Essai sur le don, initialement paru dans l'Année sociologique en 1923-1924.

 

Annexe 3

 

[...]  rappelons que les travaux de Karl Polanyi (1886-1964) ont été la principale source d'inspiration de l'histoire économique des dernières décennies, dont voici quelques lieux communs : le capitalisme est né en Occident à la fin de l'époque médiévale ; le propre des sociétés antérieures est que l'économie n'y existe pas en tant que sphère autonome ; dans ces sociétés baptisées précapitalistes, l'économie est immergée, encastrée dans les institutions sociales ou politiques ; l'échange marchand y joue un rôle mineur ; le commerce international répond pour l'essentiel aux besoins des élites ; les prix s'établissent selon des conventions traditionnelles, et non selon la loi de l'offre et de la demande ; il n'existe donc pas de marché autorégulateur dans ces sociétés. A la suite de quoi un Moses Finley est allé jusqu'à nier l'existence d'une quelconque forme de marché dans les mondes anciens.

 

Or toute différente est la réalité qu'observe Albert Bresson au moins pour la Grèce antique, pièces et textes à l'appui. Non seulement, montre Bresson, le marché existait bel et bien -dans les sociétés anciennes-, mais on peut même dire que, comme structure politique et sociale, il était un élément clé du dynamisme des sociétés civiques, et faisait toute leur spécificité par rapport aux sociétés orientales, qui, elles, fonctionnaient principalement sur le mode de la redistribution.

 

Ainsi les quantités considérables de grain, de vin, d'huile que l'on voit circuler au temps de la Grèce antique supposent l'existence d'organisations de marché qui ne peuvent correspondre à quelques livraisons occasionnelles de la part d'une paysannerie vivant normalement en autoconsommation, comme le voudraient Polanyi et ses disciples. De toute façon, il fallait bien que les paysans paient en nature ou en argent le loyer de leurs terres. Il fallait bien que les cités tributaires d'Athènes exportent des marchandises pour se procurer l'argent nécessaire au paiement de leur tribut. Il fallait bien qu'Athènes elle-même exporte notamment ses céramiques décorées pour payer le blé qu'elle importait en grande quantité pour se nourrir. Au IVe siècle, ces importations représentaient régulièrement la moitié du grain consommé dans la cité. On est aux antipodes du schéma d'un commerce quantitativement négligeable, réduit à quelques produits de luxe destinés à la clientèle limitée de l'aristocratie.

 

Athènes n'était pas la seule à compter sur des importations de blé pour se nourrir. Beaucoup d'autres cités en faisaient autant. Si pour couvrir un besoin aussi vital, on s'en remettait au commerce extérieur avec ses risques et périls, c'est qu'un tel recours était devenu habituel. Mais pour importer, il fallait exporter. Il pouvait arriver que certaines cités vivent en complète autoconsommation, mais alors l'absence d'importation n'était que la traduction de l'incapacité à exporter. Alors, comme le note Bresson, « on était condamné à la médiocrité et à la pauvreté, on sortait du devant de la scène pour l'abandonner à des cités ouvertes à l'échange, urbanisées, monétarisées, qui menaient le cours de l'histoire.

Commentaires sur Albert Bresson, La cité marchande

 

Introduction

Accroche et définition

Le concept d’échange est fondamental, il implique l’homme dans la société des autres hommes et non l’homme replié sur lui-même. Ainsi ce concept est éminemment polysémique et recouvre tous les commerces que nous pouvons établir avec nos semblables : on peut parler d’échanges affectifs, de solidarité, d’échanges marchands.

 

Problématique

Tout échange n’est donc pas nécessairement un échange marchand, mais pour autant peut-on opposer deux ou plusieurs logiques d’échanges ou considérer que le principe même de l’échange est le même quelle qu’en soient ses formes ?

 

Annonce du plan

Nous nous appuierons en partie sur les travaux de Karl Polanyi afin de montrer les spécificités des échanges marchands pour dans une seconde partie nuancer voire contredire cette vision.

 

I. L'échange marchand, une exception

 

A. L'échange encastré

Toute société est définie par des règles sociales, culturelles et politiques. Ces règles ont eu une importance particulière dans les sociétés précapitalistes telles que les conçoit Karl Polanyi. Dans de telles sociétés les relations ente les membres ne correspondaient donc pas à une recherche individuelle du profit telle que la conçoivent les théoriciens de l'homo oeconomicus. La notion même d'homo oeconomicus ou d'individu n'a en réalité pas grand sens dans le cadre de sociétés tribales puisque ce n'est pas tant l'individu qui est décideur, mais la communauté, ainsi que le souligne Marcel Mauss.

 

L'importance des normes et des institutions définit donc des échanges se développant dans le cadre de forts liens communautaires et hiérarchiques. Suivant les civilisations, le chef, véritable père de la tribu et arbitre des différents pourra détenir le pouvoir de répartir objets et nourritures que lui remettent les indigènes. La kula ou d'autres formes d'échanges réciproques pourront régler les échanges de biens entre différents peuples. Ce qui compte en réalité dans ce type d'échange n'est pas l'objet de l'échange mais l'échange lui-même par le lien social qu'il maintient entre les échangistes.

B. L'échange marchand comme désencastrement, rupture du lien social

L'échange marchand se distingue de ce type d'échanges dans le sens où il marque un désencastrement de l'échange  hors des institutions et des normes communautaires. L'échange marchand ne recherche que l'objet de l'échange, c'est-à-dire la marchandise, laquelle fait l'objet d'une offre et d'une demande sur un marché. Polanyi parle de transformation pour qualifier ce désencastrement qui conduit à ce que tout puisse être objet d'un échange suivant les lois du marché, il fait remonter ce processus à l'acte de Speemhamland qui conduit à transformer le travail en marchandise suite aux enclosures, rupture de la tradition qui laissant à tous le droit de vaine pâture.

 

On peut donc identifier l'échange marchand à la société capitaliste de marché et l'opposer aux autres formes d'échanges encastrés dans les rapports sociaux et réglementés par l'Etat. Le développement de l'Etat-Providence depuis la deuxième guerre  mondiale a mis en évidence le recul de l'échange marchand face au poids grandissant de l'Etat contrôlant en France plus de la moitié des richesses produites. Ainsi on peut identifier la redistribution obtenue grâce aux impôts progressifs, la prestation de services non marchands, ou encore la solidarité et le don comme des échanges porteurs de liens sociaux, encastrés dans le social et le politique. Solidarité et citoyenneté témoignent de modes d'échanges alternatifs à la marchandisation.

Mais en y regardant de plus près on peut s'étonner de la vision particulière que Polanyi a de l'échange.

II. La logique commune de l'échange

A. Les échanges encastrés sont-ils des échanges ?

Le terme aujourd'hui très utilisé de citoyenneté renvoie au désir de vivre ensemble dans un espace national ainsi qu'à l'acceptation des règles et des valeurs imposées par la société à travers l'Etat. La solidarité serait le ciment de cette citoyenneté qui fait que l'impôt est accepté par tous, qu'il est en fait une contribution volontaire, un don, un échange dont le caractère n'est pas marchand.

 

Pourtant l'acceptation de cet échange redistributif n'a rien d'évident, son caractère volontaire est fictif dans le cadre de société marquée par l'individualisme, c'est-à-dire par l'aspiration des individus à réaliser leurs propres choix et à ne pas souscrire nécessairement aux choix de la collectivité.

 

Quant à l'échange réciproque sous forme de don et de contre-don sa logique est-elle si opposée à celle d'un échange dans lequel chacun des échangistes recherche son intérêt ? L'échange de chose utiles économiquement comme le dit Mauss ne peut pas se limiter à des biens et des services. Si l'on admet que l'échange consiste en une transaction gagnant-gagnant, comment séparer encore échange marchand et don si ce n'est qu'en faisant intervenir la monnaie ? Effectivement un échange marchand donne lieu à un achat et à une vente, or on n'achète pas la sympathie, l'amour ou l'amitié. Mais ne calcule-t-on pas pour autant, ne donnons nous pas par intérêt ?

 

La logique de la kula n'est pas foncièrement différente de celle d'un calcul dans lequel on espère gagner plus que l'on ne donne, celle du potlach est un échange de soumission contre don. Enfin celle du don désintéressé, de la vrai solidarité (c'est-à-dire celle qui n'est pas obligatoire) rentre dans le cadre du calcul individuel, le montant du don ne pouvant être supérieur à l'utilité liée à la satisfaction du donateur.

 

Quant à l'introduction de l'argent dans l'échange marchand, il ne peut le singulariser de la pratique des SELs tant il apparaît que l'argent n'est qu'un intermédiaire entre deux besoins, le SEL n'étant qu'échange marchand sans argent mais avec marché.

B. Une différence réelle ou théorique ?

En réalité la recherche de l'intérêt individuel dans l'échange n'est pas une exception contemporaine. C'est jouer sur le sentiment moral que de vouloir opposer un échange marchand moderne fondé sur un individualisme dépeint en égoïsme à des échanges antiques porteurs de liens sociaux et d'altruisme.

 

Une relecture des travaux de Polanyi nous montre qu'il avait tort de considérer l'inexistence d'échanges marchands dans les sociétés anciennes. Ainsi Albert Bresson montre dans "la cité marchande" que des sociétés basées sur le marché existaient et se développaient plus rapidement que les autres, que le commerce était alors nécessaire et que des circuits monétaires s'établissaient, que la terre était considérée comme une marchandise dans l'antique Athènes.

 

Il reste tout de même une différence mise en évidence par Polanyi, celle de l'échange marchand marquant le rejet du lien social. Mais là encore la définition de lien social est discutable, peut-on donc considérer qu'il ne peut y avoir de lien social qu'imposé par des règles autoritaires ou des tabous sociaux ?

Conclusion

Synthèse

Les échanges marchands ne constituent pas les seuls rapports sociaux, le don existe aussi dans des domaines qui échappent à l'échange marchand et dans d'autres sociétés comme en Mélanésie avec l'institution de la kula ou encore du potlach. Ces relations sociales répondent cependant à la nature humaine qui est d'obtenir un gain par l'échange quelqu'en soit sa forme.

 

La vision que possède Polanyi de l'échange est donc critiquable, on ne peut pas considérer dans nos sociétés marquées par le prima de l'individu que l'échange redistributif soit à proprement parler un échange bien qu'il établisse un lien social imposé. La théorie de Polanyi est purement politique et assez manichéenne, elle fut largement utilisée pour donner une image négative au marché et justifier un réencastrement, c'est-à-dire une intervention salvatrice de l'Etat pour la moralité sociale. Elle cache la  nature de tout échange, à savoir la rencontre d'une offre et d'une demande pour leur satisfaction réciproque.

Ouverture

La polémique est actuellement relancée sur fond d'une mondialisation des échanges permise par la déréglementation. Une nouveau désencastrement est à l'oeuvre, marquant une rupture avec la possibilité des hommes de l'Etat de contrôler les échanges. Ce phénomène est présenté par les nouveaux disciples de Polanyi comme destructeur des pratiques sociales et des identités culturelles, le débat sur la marchandisation rebondit donc et on voit bien qu'il n'est pas innocent.