Le don, le droit et la morale
Seule l'absence de toute contrainte, c'est-à-dire un respect absolu du droit de propriété, permet le don.
Mais si je suis propriétaire de moi-même et de mon bien, je suis libre, donc un sujet moral, et si je me défais de mon bien, cet acte libre peut être qualifié moralement, on peut dire, par exemple, qu'il est généreux ou mesquin.
Une collectivité n'est pas un sujet moral. Seuls des individus libres le sont. Nous ne pouvons donc qualifier une société politique de "généreuse" ni de "solidaire". (À partir de quelle proportion de ses membres vertueux peut-on dire qu'une collectivité est elle-même vertueuse ? Et si ce n'est pas l'unanimité, comment qualifier ceux des membres qui n'ont d'autre vertu que d'appartenir à cette société vertueuse ? Et si une collectivité est "immorale", faut-il blâmer et punir ceux dont le seul crime est d'en faire partie ? En d'autres termes, nous ne pouvons moralement accepter le principe de la responsabilité collective). Les dirigeants des social-démocraties qui vantent la "solidarité" et la "générosité" de leur régime ne pratiquent en réalité que la spoliation légalisée. Car si les citoyens y avaient décidé librement d'être solidaires et généreux, le percepteur n'aurait nul besoin d'envoyer des hommes en armes chercher le produit de leurs "contributions".
Quand un supérieur ordonne à son subordonné de laisser sa bourse à un mendiant, il n'y a de générosité ni chez le supérieur qui ne donne rien ni chez le subordonné qui ne peut qu'obéir. L'argent qu'on vole aux riches pour le donner aux pauvres ne transforme ni les riches ni les voleurs en hommes bons. La plus noble des tâches à laquelle on attelle un esclave ne fait pas de cet esclave un philanthrope (sinon, loin de le libérer, nous voudrions le voir travailler davantage !).
Le laissez-faire libéral capitaliste reconnaît que chaque être humain a une obligation absolue d'assistance à l'égard de ceux qui sont atteints par le malheur. Elle est sans doute inscrite dans notre nature. La plupart des êtres humains éprouvent spontanément de la compassion pour les victimes de circonstances adverses, mais ce sentiment, s'il nous crée une obligation en conscience, ne saurait être sanctionné par la puissance publique. Car il existe deux types d'obligations : celles, morales, dont nous ne répondons qu'à notre conscience, et celles nées des lois, exécutoires indépendamment de notre volonté. La différence entre le laissez-faire libéral capitaliste et les socialismes est que le premier veut maintenir un lien moral de solidarité spontanée entre les êtres humains et qu'il refuse d'assimiler, comme les seconds, les relations interpersonnelles à des relations de pouvoir.
En effet, comme le droit est la faculté de contraindre, si les plus démunis ont de droit une créance sur les biens des plus riches, la relation entre eux cesse d'être libre et donc de relever des catégories morales de la bienfaisance et de la fraternité pour se limiter à un rapport juridique. Si ce que je réclame est bien mon droit, l'autre n'a pas de jugement à exercer. La relation entre nous ne résulte pas d'une démarche personnelle l'un vers l'autre, de la reconnaissance de nos qualités, elle est réduite aux différentes modalités du commandement de payer. Or il faut quand même s'interroger : de quel droit les pauvres auraient-ils une créance sur les riches ?
Il ne s'agit pas d'une créance morale puisque la puissance publique peut en fixer l'importance par dessus notre jugement, notre générosité, et nous forcer à l'acquitter. Cette créance ne résulte pas non plus d'un contrat : quelles en seraient les parties ? Les transferts sociaux s'effectuent sans que personne n'en ait pour soi-même accepté le montant ni désigné précisément qui devait en être le bénéficiaire. Et le fait majoritaire n'autorise pas la violation du droit : cent croyants ne sont pas plus fondés à exploiter un infidèle, ou cent colons un indigène, que n'importe quel groupe plus nombreux ou mieux organisé, en social-démocratie, à taxer la minorité à son profit.
Ce n'est pas parce qu'on a besoin de quelque chose qu'on a le droit de l'obtenir. Être dans la misère, fût-elle la plus désespérée, ne m'autorise pas à rançonner mon voisin. Même si, moralement, la vie de n'importe quel individu passe avant quelque possession matérielle que ce soit, la distinction que doit faire la puissance publique entre le droit et la morale l'oblige à condamner le voleur de pain que notre conscience absout. C'est à nous d'assurer par notre engagement personnel et volontaire que personne ne soit réduit à voler du pain. La puissance publique, elle, veille au respect des libertés; c'est sa seule mission. Or si ne pas secourir autrui est un scandale moral, ce n'est pas une atteinte aux libertés puisque c'est une abstention. La puissance publique intervient légitimement lorsqu'elle m'empêche d'agir pour le mal et me contraint à réparer celui que j'ai commis; il serait immoral qu'elle me forçât à faire le bien. C'est une préoccupation louable des membres de la société civile d'aider qui ils peuvent; ce n'est pas une fonction des responsables de la société politique.
Enfin cette redistribution des revenus dans la société ne découle pas d'une réparation qui serait due aux pauvres. Dans une société de liberté, les pauvres ne sont pas pauvres parce que les riches sont riches. Cette société n'a pas de tort à réparer qui ouvrirait contre elle une créance au bénéfice des exclus de sa prospérité. Par ailleurs, dire qu'une collectivité cause un tort est un anthropomorphisme ; une collectivité n'est pas un agent moral. Dans une société d'hommes libres, il n'existe aucun coupable de la misère, aucune faute collective des riches, des juifs, des étrangers, de la "société pourrie", et donc aucune compensation à valoir à ce titre.
Si la redistribution des revenus dans la société n'est pas l'exécution d'un contrat ni la réparation d'un dommage, elle n'est pas fondée en droit. Elle est le gain que les politiquement puissants empochent. La législation dans les social-démocraties est une législation de classe. Elle ne s'y appuie pas sur le droit universel et également applicable à tous, puisqu'il est admis que chaque loi puisse être une loi d'exception ou une exception à d'autres lois et que, loin de s'appliquer impartialement, cette loi puisse privilégier certains groupes sociaux et préjudicier les autres. Alors que le libéralisme faisait émerger une société de droit là où existait une société de statuts et de castes, on voit se reformer des statuts particuliers sous les social-démocraties: agriculteurs, chômeurs, fonctionnaires, journalistes, chauffeurs de taxis, chefs d'entreprise proches du pouvoir.. Petits et nombreux, ou grands et influents, ils exigent des hommes politiques la reconnaissance d'un privilège. Et si d'aucuns l'obtiennent, qui n'usera de son poids électoral pour en obtenir un aussi ?
En social-démocratie, l'enjeu pour chaque force sociale organisée est le contrôle de l'appareil producteur des lois. La juste séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, garante des libertés, devient caduque ; le judiciaire est soumis au législatif et à l'exécutif, c'est-à-dire au bon plaisir du politique. De défensif, le droit devient offensif : il ne s'agit plus d'être dans son droit, mais d'avoir des "droits" sur autrui et d'en acquérir plus. Chaque organisation, bien sûr, justifie cette prétention au nom de "l'intérêt général" (comme si cet intérêt général était l'intérêt de tous et non celui particulier de cette organisation, et comme si elle voulait convaincre les gens que ces nouveaux "droits" spolient, qu'ils sont volés dans leur intérêt). La loi ayant perdu son caractère d'universalité, n'est plus sacrée. Ceux qui la fraudent sans remords rendent la monnaie de leur pièce à ceux qui l'ont conçue sans dignité.
Le détournement du vrai sens de la solidarité
La solidarité, devenue ce que le Parlement légalise, n'est plus un effort qu'on s'impose, mais un impôt qu'on acquitte. La social-démocratie s'attache à étouffer tous les mouvements spontanés de fraternité qui pourraient naître entre les hommes pour construire le monde glacial des titulaires de faux-droits. Une société solidaire serait précisément cette société d'où serait banni le mensonge social-démocrate, où personne n'aurait la possibilité de contraindre autrui à faire semblant d'être solidaire. De même qu'il y a une déshumanisation de nous-mêmes dans la langue de bois, il y a les sentiments et les actes "de bois" - la "solidarité" obligatoire, la "générosité" forcée - qui nous interdisent la pratique de relations humaines authentiques à l'intérieur de la société. |
On dit d'une fonction de machine qu'elle est solidaire d'une autre. Certaines de nos actions nous rendent solidaires d'autres hommes, indépendamment de notre volonté, mécaniquement. Mais nous ne devons pas traiter toutes les actions des hommes comme si elles étaient mécaniques. La solidarité forcée assimile les hommes aux rouages d'une machine (ce qui est bien dans la vision socialiste du monde). De même qu'on ne saurait parler de morale devant les pièces solidaires d'une mécanique, il n'y a pas de place pour la morale dans la solidarité forcée sociale-démocrate. La morale se situe dans l'engagement personnel, et la solidarité s'y appelle alors amour et charité.
Les hommes de l'État, qui définissent comment répondre aux besoins de nos semblables, ne tardent pas à établir quels sont ces besoins. Ils ne tardent pas à prononcer qui mérite une aide et quels infortunés devront s'en passer. En s'octroyant le quasi-monopole de la redistribution des biens, l'homme de l'État prétend être le seul acteur moral légitime. L'action morale généreuse et efficace est celle qu'il sanctionne, le reste est charité dérisoire. Il sait combien nous devons donner, à qui, dans quel but. Ainsi, la solidarité forcée soumet l'action morale au centralisme politique. Notre prochain désormais, avec qui partager nos biens, est l'homme de l'État. On devrait juger de notre solidarité à l'aune de ce qu'il nous prend.
Les hommes de l'État social-démocrate tirent leur bonne conscience de l'organisation des transferts sociaux à l'intérieur de cette société prétendument "généreuse". Il n'est donc pas question qu'ils en abandonnent le monopole. Une redistribution des revenus serait juste, elle serait en outre plus efficace, si elle était laissée à l'initiative des gens. Le tissu social en deviendrait plus dense, les relations plus chaleureuses. Mais en régime de démocratie fourvoyée, le personnel politique est élu sur la promesse faite à certains électeurs de leur obtenir tels ou tels avantages et de faire payer ces avantages par les autres. Tant que le système permettra d'exploiter ainsi la minorité, il n'existera pas de proposition plus tentante pour un politicien.
Les hommes sont généralement généreux, mais au concours de la "générosité", le politicien social-démocrate sort toujours seul vainqueur, car ce n'est pas lui qui paye ce qu'il offre. Un particulier qui doit gagner sa vie, ne fait don d'une partie de ses revenus que pour aider ceux qu'il juge en avoir le plus besoin. L'homme de l'État social-démocrate va clamer haut et fort les transferts sociaux qu'il impose, car il attend une contrepartie : l'élargissement de son électorat et donc de son pouvoir. Et comme ce n'est pas des plus malheureux qu'il peut attendre le plus de votes (par définition, les plus malheureux ne sont qu'une petite minorité), il n'y a pas de raison que ce soit vers eux que soient dirigés ces transferts. Ainsi la redistribution effectuée par le personnel de l'État est moins équitable que le don privé. Elle vise nécessairement à satisfaire des revendications, pas à soulager des misères.
Le don est un acte économique qui, comme tout acte, n'acquiert de valeur morale que s'il est librement accompli. Mais si rien ne nous y oblige, la seule raison de nous séparer d'une partie de nos revenus est bien d'avoir remarqué une valeur chez la personne à qui nous la destinons. Et, inversement, cette personne qui reçoit ce don, parce qu'elle sait qu'il n'est pas forcé (que vaut un geste envers l'autre, un compliment, un don, lorsqu'il est forcé ?), est bien consciente qu'elle ne reçoit pas seulement un bien matériel, mais un témoignage de reconnaissance de ses qualités. Car ce don qui lui a été fait ne l'aurait pas été à n'importe quel autre. Comme l'amour et l'amitié, le don qui n'est ni condescendance ni humiliation, est un geste entre deux individus reconnaissant leurs qualités. Même si en fait, comme un saint, nous n'avons jamais refusé notre aide à quiconque, ce n'est pas parce que tout le monde la mériterait du simple fait d'appartenir à notre espèce humaine, mais parce qu'il se trouve que nous n'avons encore jamais rencontré d'être humain dans le dénuement qui n'ait pas en lui cette valeur à laquelle on ne peut pas refuser. A cette condition de n'être pas acquise d'avance, notre aide est un don véritable.
Le "don contraint", ou redistribution forcée, est une contradiction dans les termes. Il nie toute valeur morale à celui qui distribue comme à celui qui reçoit. Il ne saurait y avoir aucune justification morale à apporter systématiquement une aide matérielle à des inconnus, c'est-à-dire sans aucune considération pour leur situation particulière et le mérite que nous leur reconnaissons - et que nous sommes peut-être seuls à percevoir. Ainsi un don véritable ne saurait venir que de particuliers, même regroupés en associations caritatives, qui peuvent seuls avoir une connaissance suffisante d'un individu pour être convaincus de ses qualités et trouver l'aide la mieux appropriée à sa personne et à son cas (tant il est vrai que la façon de donner compte autant que ce que l'on donne).
Si les hommes de l'État n'imposaient plus de transferts sociaux, les particuliers connaîtraient une augmentation de 10 à 100 %, et plus, de leur revenu disponible. Beaucoup utiliseraient à des oeuvres de solidarité une grande partie de ce surplus. Mais tous ne le feraient pas. La morale consiste précisément à accomplir ce que je juge être bien, même lorsque d'autres se comportent immoralement.
Chaque homme étant différent possède aux yeux d'autrui une valeur différente; ce qui entraîne que si ma demande d'aide est refusée par certains, d'autres pourront porter sur moi un jugement différent et me l'accorder.
Cette diversité de jugement que nous pouvons porter sur une même personne est due à l'impossibilité de mesurer objectivement les mérites et la valeur d'un être humain. Mais parce que les hommes jugent différemment le mérite de leurs semblables, ceux qui ont besoin d'assistance, au lieu de dépendre d'une seule administration, augmentent leurs chances de trouver dans la société ceux qui apprécieront leur valeur. La multiplicité des sources d'aide privée est la meilleure assurance que quiconque le mérite sera aidé.
Au contraire, c'est selon des critères objectifs mais étrangers à toute morale (tel le niveau de revenu) que le personnel de l'État distribue ses prestations. Le personnel de l'État ne peut pas et ne doit pas juger des qualités de chacun d'entre nous. Il distribue son aide aux mal-lotis de la société pour cette seule raison qu'ils sont mal-lotis. Il ne voit dans ceux qu'il soutient qu'un seul critère : l'incapacité de gagner un revenu suffisant. Si pour quelques hommes cette condition est un choix, pour la plupart, elle est un échec. Or de n'avoir droit à l'attention d'autrui que parce que nous échouons ne peut nous causer aucune satisfaction. En effet, celui qui perçoit une allocation-chômage en faisant profession d'être chômeur n'éprouve peut-être aucun remords, mais ne peut pas voir dans sa duperie la juste rémunération d'un service qu'il fournit aux autres. Et cet autre qui recherche activement un emploi, qui a besoin d'une aide pendant cette recherche, ne trouve pas dans cette aide la reconnaissance de son mérite puisqu'il lui suffisait de ne rien faire pour y avoir également droit.
Dans l'aide "automatique" apportée aux "pauvres" pour cette seule raison qu'ils sont pauvres, il y a le refus de voir l'autre, présence de chair et de sang, le refus de la relation. L'aide qui supprime toute relation devient une privation, auto-infligée ou dictée par un règlement social. Elle peut satisfaire quelques consciences tourmentées parmi ceux qui distribuent, elle ne saurait constituer qu'une vexation pour ceux qui reçoivent. Je veux être aidé si mes qualités me valent cette aide. Je ne demande pas de sacrifice. Il n'y a qu'humiliation à être l'instrument que quelqu'un utilise pour faire son salut ou pour soulager sa conscience, ou parce qu'il "faut se sacrifier en faveur des pauvres".
Car si nous ne voyons pas à qui nous donnons, nous dénions toute justice à ceux qui reçoivent notre don. Selon quelle règle morale pourrions nous assister également les hommes qui observent les valeurs qui sont aussi les nôtres et ceux qui ne les observent pas ou les méprisent ? Ainsi si nous considérons que la sincérité est une qualité, nous ne devons pas donner le même soutien au travailleur malade et à son homologue qui feint de l'être. Ce serait aller contre notre propre jugement moral qui condamne le mensonge. Et si nous traitons également le simulateur et celui qui est sincère, notre aide ne repose plus que sur notre supériorité matérielle et ne manifeste d'autre sentiment que notre condescendance.
Nous serions inconséquents d'accorder notre amitié et notre soutien matériel à ceux qui, à nos propres yeux, ne le méritent pas. Ce choix pourrait être blâmé moralement. Mais tant qu'il ne viole pas le droit (qu'il n'est pas assistance à des malfaiteurs, par exemple), nul ne saurait s'y opposer. Nous sommes libres de disposer de notre personne et de nos biens selon notre jugement. Cependant comme notre jugement nous conduira généralement à aider les plus méritants, notre aide sera reçue comme une reconnaissance de valeurs et non pas comme une humiliation.
Ainsi l'aide qu'apporte le personnel de l'État n'est jamais un acte moral : d'une part, elle est distribuée indépendamment de toute considération morale, d'autre part, elle est toujours le résultat d'une contrainte. L'aide étatique n'est jamais générosité ni solidarité. En revanche, l'aide qu'apporte un particulier, qui était libre d'avoir disposé autrement de son temps et de son bien, est un acte moral lorsqu'elle est reconnaissance des qualités et des mérites de celui qui la reçoit. En tous cas, tant qu'elle reste dans le cadre du droit (si elle n'est pas aide à des terroristes, par exemple), elle n'est jamais un acte immoral. Car même s'il nous arrive d'aider quelqu'un qui ne le méritait nullement, nous l'avons fait avec notre temps et notre argent - à la différence des hommes de l'État qui ne sont prodigues que de l'argent d'autrui. Nous dirons donc que l'aide des particuliers peut être, selon les cas, conforme à la morale ou ne pas l'être, celle qu'un pouvoir impose n'est en aucun cas justifiable moralement.
Tous les régimes politiques promettent à leur sujets l'abondance matérielle à plus ou moins court terme. Seuls ceux qui s'inspirent du capitalisme tiennent cette promesse. Ils la tiennent même lorsqu'ils appliquent partiellement ses principes. La raison est que le capitalisme n'impose de comportement à aucun être humain et laisse chacun essayer d'établir un juste rapport avec autrui et avec la nature. L'établissement de ce rapport juste à autrui et à la nature n'est possible que si au départ nous les considérons tels qu'ils sont dans leur réalité, c'est-à-dire nécessairement imparfaits. Le laissez-faire libéral capitaliste sait que de la liberté et du jugement des hommes naîtra un certain ordre - jamais totalement harmonieux, car le conflit et la résistance ne sont abolis que dans le rêve et la théorie. C'est parce que, au contraire des rêveurs et des doctrinaires, il accepte la réalité du monde (sans la nier et sans s'y résigner) que le capitalisme libère l'économie et crée la prospérité.
Cependant, s'il faut soutenir le capitalisme, ce n'est pas d'abord parce qu'il apporte la prospérité au plus grand nombre. Ce serait faire de l'enrichissement matériel le but de toute vie en société. Ceux qui utilisent cette argumentation acceptent le capitalisme comme un mal nécessaire ; ils admettent, suivant l'opinion commune, que le mieux-être "purement matériel" que le capitalisme engendre, ne va pas sans "injustices", sans "l'exploitation" des hommes. Cette apologie d'un "mal nécessaire" est honteuse et inacceptable. Aucun régime, nous apporterait-il la plus fabuleuse prospérité, n'est tolérable si cette prospérité est source d'injustice et est payée par l'exploitation d'un seul être humain. Le laissez-faire libéral capitaliste se caractérise par son refus de sacrifier les hommes à l'économie - en fait, par son refus qu'un seul homme soit sacrifié à quoi que ce soit. Croire le contraire est l'erreur sur la nature du capitalisme qui est la plus difficile à pardonner par celui qui a compris cette nature.
La croissance économique, l'éradication de la pauvreté, de l'ignorance, des maladies, ne sont pas des fins en soi. Si tous les industriels, tous les enseignants, tous les médecins, voulaient d'un coup renoncer à leur activité et vivre en ermites, nos sociétés seraient aussitôt réduites à la misère, mais cette détresse ne nous autoriserait pas à lier ces professionnels à leur poste comme des esclaves (si cette situation n'a aucune chance de se produire en réalité, c'est précisément qu'une vertu du capitalisme est d'encourager chacun à mettre tous ses talents au service de la communauté, sans qu'il soit jamais nécessaire de l'y contraindre).
Le système capitaliste est efficace mais ce n'est pas parce qu'un système est économiquement performant qu'il engendre immanquablement plus de justice et de bonheur. C'est exactement l'inverse qui est vrai : c'est lorsqu'un système permet aux hommes de chercher le bonheur et d'établir entre eux des relations justes qu'il ouvre en même temps la possibilité de la croissance économique. Ainsi il ne faut pas confondre l'effet et la cause. Le peu de ses principes qui est appliqué aujourd'hui nous l'enseigne : c'est parce que le laissez-faire libéral capitaliste est le régime de la liberté et de la justice qu'il est efficace économiquement.
Notre devoir est de le défendre pour des raisons morales, à cause de l'épanouissement personnel qu'il entraîne et pas seulement pour la prospérité économique qu'il permet.
Chistian MICHEL, Genève, août 1988
Questions
1. Peut-on dire d'une collectivité
qu'elle est solidaire, pourquoi ?
2.
Le socialisme instaure-t-il la solidarité ?
3.
Comparer le lien qui s'établit entre les individus à travers la
redistribution publique et à travers le don ?
4.
La redistribution publique est-elle compatible avec la morale ?
5.
Montrer que la logique politique instrumentalise la générosité
et ne permet pas la prise en charge des détresses les plus graves.