Le Figaro
11/06/2003
PAR PASCAL SALIN *
A
travers le monde entier, l'État moderne est omniprésent, omnipotent. Certains,
bien sûr, s'en félicitent, d'autres le déplorent. Mais, parmi ces derniers,
nombreux sont ceux qui estiment nécessaire que l'État renonce à son rôle de
producteur et même éventuellement à son rôle redistributeur pour se
cantonner à son rôle propre, qui consisterait à être un arbitre entre les prétentions
supposées irréconciliables de différents groupes sociaux. Ceux qui défendent
cette idée pensent sincèrement que, ce faisant, ils définissent un État
minimal et que l'exercice même de la liberté suppose l'existence de cet État
minimal. Il s'agit pourtant là d'une grave erreur : faire de l'État un
arbitre, c'est lui donner un rôle «totalitaire», c'est-à-dire en
faire un instrument de limitation illégitime des libertés individuelles.
Pour le montrer, il nous a paru intéressant d'utiliser un exemple éloigné de
nos préoccupations quotidiennes et hexagonales, mais précisément pour
souligner le caractère universel des solutions non étatiques.
Cet exemple nous a été inspiré par un documentaire diffusé il y a un certain
temps par une chaîne de télévision française et qui racontait le combat émouvant
d'un peuple de Namibie, les Himbas, contre un projet de barrage. Les Himbas sont
désespérés car le barrage va engloutir une partie des terres qu'ils ont
toujours habitées et utilisées ; il va, surtout, inonder les tombes des ancêtres,
mais aussi menacer les conditions de vie du bétail, auquel ils attachent une
grande valeur symbolique. Leur chef négocie avec les autorités d'une manière
percutante et courageuse, il se lance même dans une tournée en Suède et en
Angleterre pour essayer d'obtenir l'appui des opinions publiques. Mais on sait
bien que le gouvernement gagnera. Dans une scène de grande tension, le chef des
Himbas redit son opposition, clame la douleur de son peuple devant la perte de
leurs territoires traditionnels et des tombes des anciens. En face de lui un
ministre replet affirme avec force que le problème n'est pas de savoir si le
barrage se fera ou ne se fera pas, mais quand il se fera.
Quel est son argument suprême ? Un rapport d'experts qui affirme que le barrage
est économiquement viable. Mais que signifie cet «économiquement viable»
? Des experts, appelés économistes, ont certainement fait des calculs
savants pour mesurer les coûts et les gains du barrage.
Mais cela n'a aucun sens de parler de l'aspect «économique» du
projet en oubliant tous les autres aspects de la vie humaine. L'erreur vient
fondamentalement du fait que les experts extérieurs substituent en réalité
leurs propres jugements de valeur aux jugements de valeur de ceux qui sont
concernés, les Himbas, d'une part, et le reste de la population du pays,
d'autre part. Dans leurs costumes traditionnels, avec leurs mots et leurs
langues, ce sont les Himbas, en fait, les bons «économistes», car ils
tiennent compte de l'ensemble des besoins humains, qu'ils soient mesurables ou
non.
En laissant donc de côté la prétention scientiste du calcul «coûts-bénéfices»
qui est souvent considéré comme le nec plus ultra de la science économique,
mais qui a conduit à des ravages humains, essayons de caractériser le problème
et de voir comment il peut être résolu. Pour le simplifier, supposons que la
construction du barrage oppose deux catégories de personnes : d'une part, les
Himbas qui reprochent au barrage de bouleverser leur mode de vie ancestral et
d'anéantir les tombes des ancêtres, d'autre part le reste de la population qui
pourrait ainsi disposer d'une énergie bon marché et abondante. Comment résoudre
ce conflit potentiel ?
La solution qui est généralement préférée à notre époque est la solution
politique : le gouvernement est censé représenter l'intérêt général, il
arbitre entre des conceptions opposées et, pour faire prévaloir «l'intérêt
national» contre les intérêts particuliers, il décide de construire un
barrage. Mais cette notion d'intérêt général ne peut être qu'une fiction à
laquelle on a recours pour défendre en réalité les intérêts catégoriels
particuliers défendus par les hommes de l'État.
Si les dirigeants sont élus démocratiquement, leur vision de l'intérêt général
sera considérée comme légitime et, en tant que représentants d'une majorité,
ils auront le droit de brimer une minorité. S'ils doivent leur position à une
prise de pouvoir par la force, ils chercheront essentiellement à privilégier
les intérêts des catégories de personnes qui soutiennent le régime. L'intérêt
national servira de paravent idéologique et le projet tirera sa légitimité du
soutien des experts économistes et de leurs savants calculs. Bien sûr, dans ce
jeu politique il existera probablement quelques mouvements de soutien à la
minorité, plus ou moins actifs, plus ou moins violents. Mais leur vision
restera politique, c'est-à-dire antagoniste.
Or ce problème disparaît si l'on adopte une approche libérale, c'est-à-dire
une approche reposant sur la définition des droits et sur la liberté
contractuelle. Dans le cas qui nous intéresse, elle consiste à reconnaître
tout d'abord les droits des Himbas. Et pour cela on dispose d'un principe simple
: le droit du premier occupant. Ce principe n'est pas seulement justifié par le
fait qu'il est utile pour résoudre les conflits. Il est plus profondément
justifié par le fait qu'il constitue la reconnaissance fondamentale du fait que
la propriété ne résulte pas d'une simple proclamation, mais de ce que les
individus ont appliqué leur esprit aux ressources existantes, leur donnant une
finalité, les associant aux projets humains : ainsi, les Himbas ont des droits
sur l'eau et les terres qu'ils utilisent depuis longtemps, en particulier sur
les emplacements des tombes des ancêtres. Ces droits sont absolus et ils
doivent être défendus sans restriction aucune, comme peut l'être la vie
humaine elle-même.
A partir du moment où ces droits sont définis et défendus, à partir du
moment où toute atteinte à ces droits est sanctionnée, quelle qu'en soit
l'origine, c'est-à-dire qu'elle soit provoquée par des particuliers ou par l'État,
alors un problème comme celui de la construction d'un barrage trouve sa
solution naturelle. Étant propriétaires, les Himbas peuvent négocier à armes
égales avec l'État ou avec d'autres communautés ou individus. Prenons pour
exemple le problème des tombes des ancêtres auxquelles ils semblent attacher
beaucoup d'importance. A ce sujet on peut consulter le beau livre de Carlos
Valiente-Noailles (1). Très probablement, au cours de la négociation, ceux qui
souhaitent construire le barrage proposeront aux Himbas de leur acheter la terre
où se trouvent ces tombes en leur promettant, par exemple, de les déplacer
ailleurs et de les dédommager par une forte somme d'argent. Si les Himbas
acceptent la transaction, cela signifiera qu'ils ne sont pas prêts à considérer
le maintien à tout prix des tombes à leurs emplacements. Cela signifie
aussi que, dans la mesure où ils ont décidé librement et à partir de la
reconnaissance de leurs droits, ils sont plus heureux après avoir monnayé le
transfert des tombes qu'auparavant, sinon ils ne l'auraient pas accepté. Mais
il se peut aussi ce que nous ne pouvons pas savoir à l'avance qu'ils
considèrent le maintien des tombes à leurs emplacements traditionnels comme un
devoir sacré, de telle sorte qu'aucune compensation ne pourrait justifier leur
transfert. Dans ce cas, ils refusent de signer un contrat avec les promoteurs du
barrage et le barrage ne se fera pas. Les défenseurs du barrage auront alors
beau jeu de dire que «l'intérêt général» est sacrifié pour l'intérêt
d'une minorité. Mais nous savons que l'intérêt général qu'ils défendent
ainsi est purement fictif.
Dans le cas où la décision résulte d'un processus politique, c'est-à-dire
que l'État s'érige en arbitre des intérêts, il n'existe aucun moyen de
comparer l'utilité des biens pour les uns ou pour les autres : les défenseurs
du progrès technique diront que les intérêts des consommateurs d'énergie
doivent prédominer. Les écologistes ou les défenseurs des minorités diront
que les intérêts de ces dernières doivent prédominer. Mais il n'y a aucun
moyen scientifique ou moral de trancher entre ces deux conceptions opposées. La
décision sera donc nécessairement le résultat de luttes de pouvoir : la décision
politique est toujours le résultat d'une violence.
Il en va tout autrement avec la solution libérale dont il convient de dire
qu'elle repose non pas sur la médiation du «marché» mais sur la
reconnaissance des droits légitimes. La procédure de décision est alors
pacifique, elle permet de révéler les désirs des uns et des autres et de
respecter ces désirs. Ceux dont les droits de propriété sont reconnus,
peuvent se contenter de les faire respecter en refusant de les céder, ils
peuvent les échanger, contre une somme d'argent ou contre toute autre chose. Ce
qui est surprenant c'est que l'on reproche en général à l'approche libérale
de vouloir tout ramener à une dimension économique, au marché, à l'argent.
C'est bien le contraire qui est vrai : la position libérale est simplement
respectueuse des finalités individuelles, quelles qu'elles soient, donc des
droits individuels.
Et elle laisse aux détenteurs des droits la liberté de négocier la
transmission totale ou partielle de leurs droits aux conditions qu'il leur
plaira, sans se permettre de porter le moindre jugement de valeur sur les
motivations de ceux qui sont concernés : ainsi, c'est le droit des Himbas
de refuser de vendre leurs droits pour que la construction d'un barrage soit
possible, sans que nous puissions les accuser d'obscurantisme ou d'égoïsme
par rapport à la «communauté nationale». C'est aussi le droit des
promoteurs du barrage d'offrir aux Himbas une somme d'argent (ou toute autre
chose) pour obtenir les terrains nécessaires à leur projet, sans que nous
puissions les accuser d'être hostiles aux Himbas ou de détruire la nature.
La solution libérale consiste non pas à essayer de donner une expression monétaire
à toutes les activités humaines, mais seulement à définir les droits et à
permettre la liberté contractuelle : ceux qui ont des droits peuvent alors
librement décider de les monnayer, ou non, mais cela ne concerne qu'eux.
C'est dans la solution politique au contraire que tout se quantifie, que tout
se mesure, que tout fait l'objet de jugements a priori sur le comportement des
uns et des autres. Ainsi, les fameux experts qui prétendent qu'un barrage
est «économiquement viable», fournissant ainsi une prétendue légitimation
au projet gouvernemental, ne sont guère que les auteurs d'une véritable
escroquerie intellectuelle.
L'histoire des Himbas est donc exemplaire. On la retrouve en fait dans tous les
problèmes d'organisation sociale et c'est pourquoi elle est en fait très
proche de nous et très actuelle. Elle nous permet en effet de comprendre que,
par un fabuleux renversement intellectuel dont notre époque est friande, on
accuse l'approche libérale de tout évaluer à travers le prisme des prix de
marché et d'oublier les autres valeurs humaines, au point qu'on va jusqu'à dénoncer
«la dictature du marché». Mais les libéraux ne sont pas concernés
par le marché, ils sont concernés par les droits, ce qui n'est pas du tout la
même chose. Le marché existe toujours, dans une société collectiviste comme
dans une société libérale, parce que l'échange existe toujours. Mais le
problème consiste à savoir si l'on échange sur le marché des droits légitimes
c'est-à-dire que l'on a acquis pas ses propres efforts ou illégitimes,
c'est-à-dire que l'on a acquis par l'usage de la contrainte, fût-elle légale.
En réalité, et contrairement à ce que l'on dit trop souvent, c'est l'approche
politique des problèmes sociaux que le gouvernement soit démocratique ou
non qui est nécessairement violente et matérialiste. C'est l'Etat-arbitre
qui est de nature dictatoriale.
*Professeur à l'université Paris-Dauphine.
(1) Kua et Himba, Genève, Musée d'ethnographie, avril 2001.