L’interminable agonie des artistes


 

Depuis toujours, une étrange malédiction pèse sur les artistes de la Communauté française : à les entendre, ils sont constamment en danger de mort. Tel est le risque terrible que leur ferait courir le sous-financement récurrent de ce secteur. Attardons nous quelque peu sur cette rhétorique de l’agonie. La mort des artistes, c’est évidemment la mort de l’art (diagnostiquée il y a près de 180 ans par Hegel, confirmée par Nietzsche et dont nous assistons – toujours aujourd’hui - aux ultimes tressaillements). Mais, clament nos moribonds, ne nous y trompons pas : en vous défaisant des suprêmes représentants de la civilisation que nous sommes, c’est l’apocalypse généralisée qui vous attend. Ce magnifique chant du cygne serait, en effet, annonciateur d’une série ininterrompue de calamités. Dès lors, la société – une fois abattu ce dernier rempart contre la barbarie capitaliste - s’enfoncerait à tout jamais dans l’obscurantisme et la désolation.

 Qu’est-ce qu’une subvention en matière artistique ? Forçons le trait : selon les bénéficiaires - ou plutôt les partenaires économiques - d’une subvention  (puisqu’en cette matière l’on doit parler de « contrats-programmes » et non pas de subsides), il y a trois dogmes. Premièrement, une telle subvention constitue un droit humain inconditionnel, inaliénable et imprescriptible : une fois octroyée, elle devra toujours être renouvelée (malgré le décès imminent desdits partenaires). Deuxièmement, une subvention est toujours dérisoire. Elle doit être reçue par les intéressés comme s’il s’agissait d’une insulte à leur talent (l’une d’entre elles, de 5 fois 74.000 Euros, accordée en 2001 à autant de metteurs en scène, fut baptisée par ces artistes reconnaissants la « subvention ferme ta gueule »). Troisièmement, une subvention - quoique toujours dérisoire en vertu du dogme 2 - est toujours indispensable : sans elle, c’est le secteur considéré tout entier qui s’effondre à tout jamais.

 Deux grands principes sont traditionnellement avancés pour justifier la pertinence des subsides en matière artistique. D’une part, on invoque le souci de démocratiser l’art, de le rendre accessible à chacun. D’autre part, on prétend ménager à l’art un petit sanctuaire échappant aux contraintes commerciales qui s’emploient à le dénaturer voire à l’avilir. Le premier principe repose sur une conception de la démocratie de type rousseauiste. L’objectif est ici d’émanciper le genre humain selon une voie éducative. Dans cette perspective, la démocratie en matière d’art ne signifie pas aider tout un chacun à s’orienter culturellement là où ses goûts l’attirent. Surtout pas : selon cette manière de voir, le public est majoritairement constitué de petits sagouins qui se ruent vers les grosses productions hollywoodiennes, les séries télévisées ineptes et les hits anglo-saxons. D’où la nécessité qu’une petite élite culturelle les sensibilise et les familiarise à un art de qualité. On peut s’interroger sur la capacité de l’Etat à identifier et à désigner les quelques âmes sublimes et rédemptrices investies de la responsabilité d’extraire la population de la caverne platonicienne mais, plus sérieusement et plus fondamentalement, ce qui inquiète ici, c’est cette prétention de connaître les véritables besoins que devrait éprouver le public s’il témoignait de suffisamment de volonté pour résister à la facilité. Nous sommes ici en présence d’une définition pernicieuse de la liberté que le philosophe Isaiah Berlin a qualifié de « positive ». Contrairement à la conception traditionnelle de la liberté – dite liberté « négative » (laquelle s’entend comme le droit de ne pas être entravé dans ses choix par d’autres) – la liberté positive signifie la nécessité pour chacun d’entre nous de devenir notre propre maître, ce qui implique une lutte à mort contre nos passions, nos désirs menaçant de submerger notre raison. Pour faire émerger cette volonté rationnelle, ce « véritable moi », une éducation est requise (et donc un maître inflexible). Dans cette optique, l’Etat estime qu’il lui appartient de faire émerger cette « liberté» chez chacun de ses membres, fût-ce au détriment de leur volonté, y compris en faisant violence à leur choix.

Le second principe – à savoir immuniser l’art contre le mercantilisme – outre le fait qu’il s’appuie sur la prémisse - contestable et abondamment démentie - que le jeu du marché est rigoureusement incompatible avec une production artistique de qualité, est, paradoxalement, tout à fait « bourgeois », au sens que Karl Marx lui-même donnait à ce mot dans ce contexte. Il y a une grande naïveté dans la distinction opérée entre l’art, sphère de gratuité, et les autres activités de l’être humain qualifiées de « mercantiles ». Effectivement, l’art est une marchandise comme une autre (ou plutôt au même titre qu’une autre). Dire cela ne revient pas à identifier art et marchandise ( comme on dit que A=A). L’art est évidemment beaucoup d’autres choses mais c’est aussi une marchandise. Ce qu’il y a de commun entre les biens et services artistiques, d’une part, et tous les autres biens et services, d’autre part, c’est qu’ils sont tout à la fois évaluables en argent (la monnaie est le seul médium capable de quantifier les biens hétérogènes) et qu’ils ne se réduisent pas à cela. Tout bien ou service résulte d’un travail, lequel permet un épanouissement de la personne (ce n’est pas spécifique à l’art, contrairement à ce que peuvent en penser certains artistes qui - fidèles en cela à un mépris ancestral - voient dans le commerce le degré zéro de l’humanité). Se focaliser sur le bien ou le service, sans prendre en compte l’investissement psychologique, le désintéressement, la passion voire l’amour qui ont présidé à leur naissance (qualités inévaluables en argent), c’est ce que Marx appelle le fétichisme. Mais reconnaître que l’art est - entre autres - une marchandise, ce n’est nullement attenter à son authentique dignité.

Une chose frappe : en Belgique, ce sont précisément les parents pauvres en matière de subsidiation, à savoir le cinéma et la musique non-classique, qui, actuellement, témoignent de la plus grande vitalité et deviennent nos meilleurs ambassadeurs. Il y a fort à parier que les artistes qui y déploient – souvent bénévolement - des trésors de débrouillardise, récolteront un jour les dividendes de leurs efforts. Mais il est paradoxal de soutenir, d’une part, que ce secteur est en pleine expansion et que, par ailleurs, sans ces aides - dérisoires, cela va sans dire - il s’effondrera totalement. C’est l’histoire de l’enfant qui refuse de marcher sans trotteur de crainte de tomber. Il est malsain d’invoquer le caractère indispensable mais provisoire de ces aides car cela tend à maintenir indéfiniment ces industries dans un état de minorité et de dépendance sans les inciter à innover ou faire preuve d’audace (tout comme ces  trop vieilles et prétendues « industries de l’enfance » au Tiers Monde qu’on s’acharne à prémunir de toute concurrence extérieure depuis des décennies)..

Par principe, le système de subsidiation actuel ne peut, en raison de la nature de son objet, prétendre à une quelconque équité. Les critères mobilisés dans la catégorie du jugement esthétique, tout aussi élaborés soient-ils, contiendront toujours une part majeure et inéliminable d’arbitraire (quelle que soit l’honnêteté et la compétence des commissions d’avis). Ce qui est demandé, c’est d’évaluer les places respectives de la politique culturelle par rapport aux autres politiques, des hommes par rapport aux briques, d’une forme d’art par rapport à une autre, du genre classique par rapport au contemporain, d’un festival par rapport à un autre, des créateurs par rapport aux interprètes, d’un artiste par rapport à un autre, etc.). Qui peut prétendre éviter erreurs et injustices en la matière ? Comment prétendre fournir des critères sur l’art digne d’intérêt et celui qui ne l’est pas ? L’histoire nous apprend que tout ceux qui se sont risqués dans cette entreprise étaient la plupart du temps démentis une génération plus tard par une nouvelle révolution artistique dont les prémices avaient été dénigrées. Vu la tentation, typiquement mitterrandienne, de s’improviser grand mécène (avec l’argent des autres), rares sont les politiques qui résistent à l’envie de s’instituer patron des lettres et des arts. Les artistes le savent fort bien : quand il s’agit de quémander, il est toujours possible, outre le ministre des Arts et ses attachés, de s’adresser au ministre de la Culture, au ministre du Budget, aux ministres régionaux voire aux présidents de parti. Comme pour tout, le clientélisme règne en maître et a généré un réseau  spécifique d’apparatchiks.

La vraie question est de savoir s’il existe véritablement une politique culturelle en Communauté française. La nébulosité ici n’est pas qu’institutionnelle. Elle affecte la signification même de cette politique. On la confond actuellement avec, premièrement - nous l’avons dit - une politique éducative et, deuxièmement, une politique de l’emploi (deux politiques pour lesquelles il existe pourtant déjà suffisamment de ministres et de ministères). Ce qui préoccupe le pouvoir, ce n’est pas tant l’accès du grand nombre à la culture que la situation des artistes.  Toute la difficulté de l’exercice dudit ministre semble consister – et ce n’est déjà pas une mince affaire – à répartir la masse budgétaire de la manière la plus équitable – ce qui, on l’a dit, est impossible par principe – entre les différents artistes et institutions culturelles en vertu d’une logique distributive.

 

Nous pensons qu’une alternative crédible à cette impasse serait le remplacement du système de subsidiation par un mécanisme que nous appellerions, faute de mieux, celui de « chèque culture ». L’idée est simple : destinons les moyens consacrés à la politique culturelle à son bénéficiaire le plus légitime (que pourtant, on ne consulte jamais), à savoir le public. Peut-on espérer juge plus avisé de ses besoins ? Distribués gratuitement à tout citoyen, ces chèques permettraient d’accéder, sans exclusive, à l’ensemble des salles de spectacle, d’expositions, de théâtre, de cinéma, etc. de la communauté. Libre à chacun de rétribuer et favoriser les modes d’expression artistiques qu’il préfère ou même d’utiliser ce chèque pour répondre à une souscription relative à la mise en place d’une infrastructure voire au renflouement d’une institution déficitaire (comme, par exemple, l’Opéra Royal de Wallonie). En 2004, le montant total des contrats-programmes s'élève à 66,7 millions d’Euros pour la Communauté. Pourquoi ne pas mettre en circulation chaque année l’équivalent de 2,5 milliards d’ancien francs ? Pour la première fois, l’expression « démocratisation de l’art » ne serait pas galvaudée. 

 

Corentin DE SALLE
Site atlantis
Juriste et Philosophe
Assistant à l’Université Libre de Bruxelles

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