La Kula c'est ça !


 

Un brin d'exotisme 

 

La dame devait bien entrer dans son troisième âge et à cette heure le métro de Tokyo n’était plus bondé, il n’y avait pourtant pas encore la moindre place assise. C’est dans un tel contexte qu’un homme bien élevé se lève pour céder son siège.  Mal lui en prendrait pourtant, se heurtant à un profond malaise et à un refus gêné de prendre la place ainsi libérée, il réaliserait l’affront porté à cette vieille dame qui ne saurait payer en retour le menu service rendu. Evidemment, offrir sa place à une personne âgée, ou à une femme enceinte nous paraît naturel, nous ne demandons rien en échange mais nous en percevons une récompense morale, l’euphorie passagère d’être un bien chic type. Si nous ne nous étions pas levé le premier, un autre l’aurait fait et nous l’aurions regretté un instant avec un petit sentiment de honte.

Mais c’est là raisonner d’une façon que certains qualifieraient de « judéo-chrétienne », don et compassion récompensent au premier chef ceux qui en font montre et c’est certainement ce que devait penser un missionnaire chrétien envoyé en Indonésie puis adopté par une tribu locale. Après tout il devait bien honorer ses hôtes par sa présence, mais voulant leur rendre la pareille il leur promit après un voyage de revenir avec fils, aiguilles et boutons. Une promesse faite à la légère en ce qui le concernait car il revint en l’ayant oublié, ce qui lui valu un mortel accueil et une fin au fond de l’estomac de ses hôtes.

 

Une alternative à la marchandisation

 

Le passager du métro du Tokyo et le missionnaire venaient de mettre le doigt sur la Kula. C'est-à-dire une économie fondée sur le don que certains charlatans, et au premier chef Karl Polanyi, ont voulu opposer à une économie marchande pour en déduire que le marché était une institution artificielle, une désincription de l’économie hors des règles sociales, culturelles et politique régissant traditionnellement production et échange.

Les antimondialistes aspirent à la kula quand ils dénoncent l’extension de la marchandisation, regrettent l’extinction de cette réciprocité qu’elle introduit dans les rapports humains et cherchent la kula là où elle n’est pas, c’est-à-dire dans les systèmes d’échange locaux.

 

Mais l’échange ne s’oppose ni à la réciprocité ni à la générosité, alors que l’économie du don n’est pas bienfaisance désintéressée. Marcel Mauss dans son célèbre « essai sur le don » reconnaît que « ces prestations et contre-prestations s’engagent sous une forme plutôt volontaire, par des présents, des cadeaux, bien qu’elles soient au fond rigoureusement obligatoires, à peine de guerre privée ou publique. » Notre missionnaire en sait d’ailleurs quelque chose.

 

L’économie du don n’est pas limitée à quelques sociétés tribales, elle n’est pas moins naturelle que l’échange marchand et pourrait même en être considérée comme une de ses formes perverties, à la différence près qu’il s’agit d’un échange à travers lequel on peut s’acheter notamment le droit de dominer l’autre. Difficile de faire rentrer la simple générosité dans ce cadre là, échange lui aussi dans lequel la satisfaction de donner représente une valeur supérieure à la somme dont l’on se défait. La kula ce n’est pas cela , hors la domination ce peut être aussi spéculation sur remise d’une valeur supérieure à celle dont l’on se défait, de là à parler de marchés à terme …

 

Un vieux fond de primitivisme

 

En tout cas il ne faut pas chercher bien loin pour trouver des exemples très contemporains du fonctionnement de l’économie de don. Pratique naturelle encore plus que simplement culturelle, elle resurgit à l’occasion des fêtes et des cérémonies. Qui ne s’est jamais senti obligé de faire un cadeau à l’occasion d’une invitation alors que le cœur y participait moins que la courtoisie ? Qui n’a jamais rencontré la relation ou le parent qui insiste bien sur le caractère somptueux de son offrande par rapport à celle des autres ?

Ces moments précis nous les avons tous vécus, quand le don devient une façon de montrer sa supériorité matérielle, d’humilier incidemment le pingre ou le moins aisé. Vraiment quel bel échange que celui-là dans lequel le lien social ne se base plus sur l’égoïsme mais la volonté d’établir implicitement une subordination. 

 

Une funeste main invisible

 

On se doute bien que les sociétés dans lesquelles le don a pris le pas sur toute autre forme d’échange sont restées des sociétés primitives. Et cela s’explique facilement par la main invisible du don.

La subjectivité de la valeur faisant que l’objet du don possède bien souvent une valeur moindre pour celui qui le reçoit que pour celui qui l’offre. A ce jeu à somme matérielle négative se cumule les risques de guerre contre les ingrats ou les humiliants (Fouquet en sait quelque chose).

Ainsi donc, alors que le commerce apaise les conflits et enrichit les partenaires, la kula attise les animosités et appauvrit donateurs et obligés.

 

 

Toute l'économie de don n'est pas la Kula nous rappelle Jean-Marc Lepers. La Kula des Mélanésiens, impliquant une espérance de gain à travers des échanges de don et de contre-don, se distingue du Potlach des indiens Kwakiutl, où le prestige dépend des dépenses et destructions somptuaires que l’on fait pour impressionner et humilier ses invités.
 

Potlach à l'occidentale

 

C’est en parcourant la liste des invités qu’Anne-Marie se dit que les 30 prochains jours risquaient d’être stressants pour elle et ruineux pour ses parents, elle reposa la liste et tenta sans trop y croire d’insuffler à sa mère le sens des réalités.

-         Non Maman je n’aurais pas dû te laisser choisir les invités, franchement où on va trouver de la place pour 123 pékins dont je ne connais certains ni des lèvres ni des dents. Auguste Mirepoux c’est qui ? Et Géraldine Laput ? Si je connaissais des noms pareils, je les aurais certainement pas oubliés…  Ah et puis tu as trouvé le moyen d’inviter ce gros con d’Alexis Duclos et ce qui lui sert de femme, il va nous pourrir la cérémonie.

La mère ramenant les deux soucoupes lui proposa négligemment une Winston, pris une sucrette et tout en touillant son café lui répondit d’un ton qui ne supportait pas la réplique :

-     -        Ecoute ma petite fille, Alexis nous a tous invité pour le baptême de sa petite dernière, alors on ne pouvait pas faire autrement que de le compter parmi les convives.

-          Ah mais merde alors, ça c’est ton problème, t’avais qu’à pas y aller, j’y suis allé moi ?

-          Une invitation pareille ne se refuse pas, tu as été impolie et c’est tout !

Encore une fois l’atmosphère promettait d’être bon-enfant, en famille on aimait bien faire monter un peu le ton de la conversation, Anne-Marie n’allait pas se priver de sortir ses vérités à qui voulait bien les entendre.

-          C’est nouveau depuis quand tu l’apprécies Alexis ?

-          C’est un con parvenu tu le sais bien, et encore parvenu on se demande où, envieux et jaloux de nous comme il l’est …

-          Alors pourquoi tu l’invites à MON mariage, la coupa sèchement Anne-Marie.

-          Parce que ce con a voulu nous en mettre plein la vue avec le baptême de sa moutarde, dit-elle d’un ton suraigu, puis reprenant son souffle : mais bien sûr il ne sait faire que dans le luxe vulgaire, c’était tapageur et criard son buffet et ses musiciens, franchement j’en avais honte pour lui.

-          Tiens, pourtant Josiane et Bernard avaient trouvé cela très bien, digne, respirant l’abondance et la convivialité.

-          C’est que ces gens là n’ont pas le moindre goût, grimaça-t-elle. Ah ils en veulent de la dignité et de la convivialité, je te prie de croire qu’ils vont en avoir…

Il fallait voir comment le désir de faire plaisir s’était impérieusement emparé de la mère, ce flot de bons sentiments la submergeait, la générosité la rongeait littéralement se dit Anne-Marie.

-          Justement Maman, tu as terminé le programme de la cérémonie ?

-          Oui ma chérie, j’ai rajouté quelques éléments pour rehausser la tonalité, justement écoute …

-          Je crains le pire, fit-elle d’un air faussement accablé.

-          Mais non, trois fois rien, j’ai seulement rajouté un attelage pour le cortège de la mairie à l’église, avec, tiens-toi bien, quatre cheveux pie de chair et d’os …

La future mariée la fixa, interdite, Non mais je rêve ?

-          Attends, un vrai attelage de location, tu verrais les huiles qui l’ont déjà utilisé à ce jour, que du beau monde et pas pour des petites occasions festives à quatre sous. Bon, de toute façon ça c’est réglé, il y aura aussi une envolée de colombes à la sortie de l’église. Quant à ton karaoké, tu sais ce que j’en pense, je te l’ai laissé, mais j’ai aussi loué une seconde salle avec un orchestre viennois qui nous jouera des valses comme à la belle époque.

-          Ca va pas bien chez toi ? C’est trop kitsch TA fête.

-          Mais non, et tout ces peigne-culs d’invités vont bien voir ce que l’on vaut, je te garantie que plus aucun n’osera nous inviter à moins d’être capable de raquer un an de salaire pour une vraie cérémonie.

 

Xavier COLLET, le 23 octobre 2004