Famine à Milan, où comment l'intervention de l'Etat déclencha la famine puis la grande peste du Milannais
En 1628, pour la deuxième année la récolte fut désastreuse, l’année précédente les surplus ont permis de pallier aux besoins. Mais cette récolte, longtemps attendue s’est révélée encore plus pauvre, en partie à cause des conditions climatiques mais aussi à cause de celle qui fut faîte aux hommes.Ainsi, les ravages de la guerre ont laissé à l’abandon des terres entières, les paysans ont du les fuir et furent réduit à la mendicité en lieu de travailler leurs lopins pour nourrir leur famille. Plus que jamais, en cette situation difficile, le peuple fut écrasé sous le poids de taxes, ainsi que par la cupidité et la rapine des armées aussi bien « amies » qu’ennemies. |
Dès que les nouvelles de la mauvaise récoltes furent communiquées au pouvoir, la part de provision réservée pour l’armée a été perçue avec les grands gaspillages qui sont coutumiers. La rareté s’est vite fait ressentir et avec elle la hausse des prix du blé.
Mais quand le prix des denrées a atteint un certain point, il arrive toujours la rumeur d’une cause bien particulière à cet enrichissement. On parle alors d’une abondance de blé et d’une volonté de certains esprits malfaisants d’organiser la pénurie. Rumeur qui permet de satisfaire des espoirs et de canaliser la colère vers des bouc-émissaires. Les profiteurs, réels ou imaginaires, sont nécessairement les grands propriétaires, les boulangers, tous ceux qui ont plus ou moins de biens et qui font alors l’objet d’une haine commune sous la dénomination de spéculateurs.
Le peuple jure alors d’avoir vu des sacs entiers de grains et en appellent aux magistrats et aux gouvernants pour que les spéculateurs rendent le blé. Ceux-ci, heureux d’intervenir, fixent un prix maximum pour les blés et menacent les boulangers qui refuserait de vendre à ce prix maximum fixé. Ces mesures pour autant ne peuvent diminuer la pénurie ni donner lieu à des récoltes hors-saison. Le peuple alors incrimine l’action trop timorée des gouvernants et exige des mesures plus draconiennes. Malheureusement, il se trouve toujours un homme pour les entendre.
Cet homme en question, le grand chancelier en la place de Milan, décide qu’un prix modéré du pain devait être fixé et qu’un ordre de sa part suffirait à relancer la production. Bien sûr l’homme n’est pas magicien et n’y peut rien à l’affaire. Il envoie donc ses hommes à l’assaut des boulangeries pour exiger la livraison de pain aux prix fixés, l’exigence est émise avec la force de la loi qui ne peut laisser personne indifférent. Les boulangers ne résistent pas donc. Ils usent de leurs derniers grains pour s’exécuter et le peuple, satisfait venant de toute le Milanais et des provinces environnantes, fait le siège des boulangeries pour obtenir ce pain tant attendu. Les boulangers travaillent alors à leur propre ruine mais sous la menace des punitions du grand chancelier d’une part, et du lynchage du peuple qui n’acceptera plus de ne pas obtenir de pain. Les boulangers tentent d’exposer la réalité de leur situation aux gouvernants, mais il sera dit que pour avoir réalisé de gros profits en des temps meilleurs, ils doivent désormais obéir à son décret.
Pour autant les limites des décrets se révélant par l’état des choses, le grand chancelier occupé aux affaires de la guerre, désigne un conseil et lui confère autorité pour fixer un prix au pain, afin de faire justice aux deux parties. Les conseillers s’assemblent et après maintes courbettes, auto-congratulations, préambules, soupirs, propositions inspirées, subterfuges, s’accordent sur le prix à fixer au pain. Le maximum est augmenté, les boulangers respirent un peu et le peuple enrage.
Alors, les rues de Milan se remplissent d’hommes bouillants de colère, chaque conversation aiguillonne les passions, échauffe les humeurs. Des histoires sont inventées, des théories sont montées et chacun sait que nul ne rentrera chez lui avant qu’un quelconque événement ne survienne. Les enfants, les femmes, les hommes, les vieillards, les mendiants se regroupent au hasard, certains ne veulent plus se bercer de mots et en arriver aux faits. Un garçon commissionnaire livrant quelques pains au domicile de clients, ayant le malheur de passer par là, attise la convoitise sur son chargement. « Voyons ce qu’il y a là » hurlent une centaine d’hommes, «à bas les tyrans bien nourris qui nous laissent crever de faim » crie un autre. « Nous sommes des Chrétiens et avons aussi le droit de manger du pain », le chargement est ainsi promptement pillé, ceux qui n’ont rien eu exigent leurs dû et partent au l’assaut des boulangeries.
Pris de panique, les boulangers se barricadent et font dépêcher les hommes d’arme de la ville, le sergent de ville demande à chacun de rentrer chez soi. Une pierre vole, puis une autre, la boulangerie est investie et pillée en un rien de temps, l’argent, le comptoir, et même les pièces du four, les sacs de farine, le mobilier des boulangers est emporté. Les autres boulangeries cèdent et distribuent les derniers pains à la population, chacun se gave comme il peut de ces pains qui disparaîtront définitivement.
Un des hommes s’écrie alors, « voilà les manœuvres de ces spéculateurs déjouées, qui a dit qu’il n’y avait plus ni pain, ni farine, ni blé, ces gens là ne pourront plus nous leurrer, vive l’abondance pour tous ! »
Alessandro MANZONI (1785–1873). I Promessi Sposi (Les Fiancés, chapitre 12)