Petite sociologie du libéralisme


Pourquoi le libéralisme reste-t-il si marginal dans le débat public français ?
Sans prétendre épuiser le débat, je propose ci-après un petit modèle inspiré de certaines analyses de Gary Becker.

L'offre politique comporte essentiellement trois types de proposition : augmenter la redistribution, la maintenir, ou la diminuer.
Si l'on voulait identifier ces propositions au sein des formations politiques françaises, on trouverait dans le premier camp l'extrême-gauche et la gauche du PS, sans doute également pour une bonne part les Verts en raison de leurs théories de la décroissance; dans le second, la droite du PS, et probablement l'essentiel du Modem et de l'UMP ; dans le 3e, une petite frange de l'UMP et, bien qu'avec des réserves au sein d'un discours contradictoire, le Front National.

On peut diviser l'électorat en 3 groupes sociaux : les plus riches, qui disposent d'un patrimoine substantiel ; les classes moyennes ; et enfin les plus pauvres, qui sont assistés.

Chaque groupe social est mu par deux types d'ambitions :
- Augmenter son bien-être absolu (croissance du revenu)
- Augmenter son bien-être relatif (réduire l'écart par rapport au groupe supérieur, l'augmenter par rapport au groupe inférieur).

En fonction de ces objectifs, on peut déduire l'attitude de chaque groupe par rapport au projet politique de redistribution :
- Les assistés ont dans tous les cas intérêt à une augmentation de la redistribution. Cela augmente leur revenu (bien-être absolu), et diminue l'écart avec les classes moyennes qui doivent financer cette redistribution (bien-être relatif).
- Les classes moyennes ne bénéficient que peu en valeur nette absolue de la redistribution (vu leur faible importance numérique, même une forte taxation des riches n'augmenterait que très marginalement le revenu des classes moyennes). Ce n'est donc pas par rapport à leur bien-être absolu (guère augmenté, toutes choses égales par ailleurs, par la redistribution) qu'elles vont se positionner mais par rapport à leur bien-être relatif. En cas d'augmentation de la redistribution, la couche inférieure des classes moyennes voit se rapprocher les assistés, et donc enregistre une perte de statut social (c'est le phénomène du petit blanc), sans réelle augmentation de son revenu. Elle va donc s'y opposer. En revanche, la couche supérieure des classes moyennes dispose de suffisamment d'écart avec les assistés pour ne pas se sentir menacée, et empêche par la redistribution les riches de creuser davantage l'écart avec elle. Elle va donc favoriser une redistribution accrue. Dans une certaine mesure, c'est le phénomène " bobo ".
- Les riches perdent en bien-être absolu à la redistribution car ils sont fortement taxés. En termes relatifs, l'effet de la redistribution est ambigu : les classes moyennes supérieures sont bloquées dans leur ascension ; en revanche, les riches ne peuvent creuser l'écart. Les positions relatives des uns et des autres sont figées. Dans l'ensemble, on peut penser que les riches vont être plutôt hostiles à la redistribution.

D'après ce schéma, les seuls groupes structurellement libéraux seraient constitués des riches et des classes moyennes inférieures. On conçoit la difficulté de formuler un discours cohérent en direction de groupes aussi dissemblables.
De plus le groupe des classes moyennes inférieures comprend également beaucoup de fonctionnaires, ou de gens qui aspirent à le devenir, ou qui le souhaitent pour leurs enfants, et qui sont donc demandeurs/dépendants de prélèvements publics. Cela réduit sérieusement le public potentiellement concerné par le discours libéral. En revenant à l'offre politique concrète exposée plus haut, on peut faire correspondre les classes moyennes inférieures à l'offre du Front National et les plus riches à la frange libérale de l'UMP. Les contradictions du Front National s'expliqueraient par les différences de clientèle entre les couches moyennes inférieures et une partie des assistés. Quoiqu'il en soit, il est clair que les différentes catégories potentiellement libérales ne constituent pas une majorité électorale. Même si par le jeu des alliances tout groupe peut être amené à emporter la décision dans une élection, l'électeur médian n'est pas libéral.

La spécificité de la France par rapport à d'autres pays, en particulier ceux du monde anglo-saxon, tient à l'importance de la recherche de statut : l'augmentation du bien-être relatif y est considéré comme plus importante que celle du bien-être absolu. Cela explique donc le biais des classes moyennes en faveur de la redistribution (selon le mécanisme explicité plus haut). Et pourtant l'absence de redistribution libère la croissance économique, et donc les revenus. Même si les classes moyennes bénéficient de cette croissance, elles vont probablement en grandeur absolue en bénéficier moins que les plus riches.

Dans les pays anglo-saxons, les classes moyennes vont se prononcer en faveur de leur bien-être absolu, tandis qu'en France, le choix sera fait en faveur du bien-être relatif. D'où la différence de choix politiques. Même si les penseurs du libéralisme sont bien souvent français (Turgot, Bastiat, etc), Reagan et Thatcher ne pouvaient être français…

Deux éléments permettent toutefois de nuancer cette analyse guère optimiste :
- D'une part, l'analyse en termes de bien-être relatif devrait dans une certaine mesure prendre en compte l'environnement international. L'accroissement de revenus des pays libéraux, qui réduisent l'écart s'il est négatif ou l'augmentent s'il est positif par rapport à la France, devrait à terme peser en faveur de choix plus libéraux car l'appauvrissement relatif du pays traduit une perte de statut pour ceux qui y attachent de l'importance.
- D'autre part, une politique de redistribution n'est pas tenable à long terme car elle entrave les forces productives. Lorsque le bien-être absolu risque de baisser (voire seulement d'évoluer moins vite que celui du voisin étranger), l'importance du facteur statutaire baisse, et la recherche du bien-être absolu acquiert plus de poids. Dans ce cas, les mesures libérales rassemblent aisément une majorité électorale car seuls les assistés s'y opposent (dans la mesure où ils ne verraient pas qu'ils " scient la branche sur laquelle ils sont assis ").

Il reste que traduire en politique concrète les aspirations d 'une majorité sociologique se heurte à des résistances et des phénomènes d'inertie tels qu'il n'est pas assuré que même si l'opinion le souhaite plus ou moins confusément, la réalité suive. On peut penser que ces résistances pèsent particulièrement en France où la classe médiatico-intellectuelle (massivement redistributrice) est particulièrement influente. Ainsi donc et pour résumer, dans le cadre actuel de la mondialisation, même si des forces puissantes poussent en faveur de la libéralisation, la France ne peut entrer dans le libéralisme que comme malgré elle, et ce pour longtemps encore.

Thibaut MOURGUES, le 16 novembre 2009