Le développement autocentré


Les expériences de développement autocentrée en Amérique Latine, en Albanie et au Maghreb fondées sur la protection des nouvelles industries (thèse de List sur la protection des industries dans l'enfance) et la substitution des productions locales aux importations, ont été facteur d'appauvrissement des populations.

Le développement économique est non pas simple transfert de butin, mais création de richesses nouvelles. Seule cette croissance réelle, au fil des siècles, permet que des hommes plus nombreux vivent mieux et plus longtemps. En outre, le développement, c'est plus et autre chose que la richesse. Certains pays sont devenus riches, grâce au pétrole ou à des pillages, sans pour autant se développer, c'est-à-dire sans que leur économie se modernise, se diversifie, innove, devienne efficace. Le développement produit la richesse, mais la richesse seule ne produit pas le développement. L'aide peut aggraver le sous-développement au lieu d'y obvier, tant que ne sont pas constitués les mécanismes et les compétences susceptibles d'en tirer parti, avec, en outre, les instruments d'un contrôle démocratique minimal, capable d'en prévenir le détournement. Le tiers-mondisme est la théorie qui attribue la responsabilité de la pauvreté du tiers-monde aux seules interventions, supposées néfastes, du capitalisme étranger. La cause originelle en serait la colonisation. Une fois terminée la colonisation, cette causalité purement externe se reconstitue après les indépendances en soumettant les pays du tiers-monde aux besoins des pays riches. C'est l'explication tiers-mondiste du sous-développement par la dépendance, l'échange inégal ou l'effet de domination. Cette théorie xénophobe offre aux classes dirigeantes et profiteuses des pays sous-développés un triple avantage : elle détourne l'attention populaire de leur incompétence et de leur malhonnêteté ; elle dispense d'examiner les causes internes de la pauvreté et de réformer le système dévastateur qui la sécrète ; enfin, elle autorise à situer non seulement la source du mal, mais encore la provenance des remèdes entièrement au-dehors, et à prescrire ceux-ci sous la seule forme de l'aide économique étrangère. Cette aide est présentée comme un devoir d'expiation élémentaire de la part des pays riches, supposés seuls responsables du sous-développement des autres. Les riches ne sauraient donc sans indignité poser la moindre question au sujet de l'utilisation plus ou moins judicieuse et la disparition plus ou moins mystérieuse de leurs investissements et de leurs prêts. À plus forte raison, en exiger la rentabilité ou en attendre le remboursement relèverait du néo-colonialisme le plus méprisable. En fixant autoritairement des prix d'achat faibles, en taxant les produits agricoles locaux, en rançonnant ainsi l'agriculture pour subventionner l'industrie et les denrées alimentaires vendues aux citadins, les dirigeants de l'Afrique sub-saharienne ont asphyxié la production et accru leur dépendance par rapport aux importations. Contrairement à un mythe fort répandu, la pénurie africaine ne vient pas du fait que l'on aurait sacrifié les cultures vivrières aux cultures commerciales destinées à l'exportation, pour le plus grand profit des multinationales. Les deux types de culture ont baissé simultanément. En volume, les exportations africaines de produits agricoles, rapportées à la population, sont plus faibles en 1990 qu'elles ne l'étaient en 1970, et souvent plus faibles qu'elles ne l'étaient même en 1960. L'Afrique a perdu une part importante des marchés mondiaux au profit de l'Asie ou de l'Amérique latine. On peut citer l'exemple édifiant de l'huile de palme : en 1965, 73 % de la production mondiale se situaient en Afrique; en 1980, l'Afrique n'en fournit plus que 27 % ; et c'est désormais l'Asie qui représente 68 % de la production mondiale. Le Nigéria qui était le premier exportateur mondial d'huile de palme au début des années 1960, est devenu importateur au cours des années ! Un autre exemple est celui du marché mondial des bananes : l'Afrique détenait 11 % de ce marché en 1960 ; sa part en occupe moins de 4 % au début des années 1980. Le marché mondial est désormais dominé par l'Amérique latine et par les Philippines. La production de cacao, de café, de coton a également régressé en Afrique depuis 1970. Il est donc significatif que le continent le plus sinistré du tiers-monde soit précisément celui où les cultures destinées à l'exportation se sont effondrées.

Cela tord le cou à la mythologie tiers-mondiste de l'"économie autocentrée". Comment oublier à ce point d'ignorance la loi de Ricardo ? Les économies autocentrées, ce sont les plus primitives, c'est l'autosubsistance n'atteignant qu'à grand peine le seuil de la survie biologique, avec une espérance de vie de 23 ans. Imagine-t-on le Japon "autocentré" ? L'exemple d'un dirigeant éminemment désastreux pour ses concitoyens a été le président de la Tanzanie, Julius Nyerere, qui a pris sa retraite en 1985, après avoir gouverné pendant 30 ans. Peu d'hommes d'Etat ont joui d'une aussi flatteuse réputation internationale de "leader charismatique", de "conscience du tiers-monde", etc. On ne voit guère ce qui lui a valu cette gloire : en tout cas pas ses résultats. Le socialisme à la tanzanienne a, par exemple, consisté à déplacer les paysans de manière à les regrouper en villages collectifs. Les récalcitrants furent jetés en prison, leurs huttes rasées au bulldozer. Naturellement, la production s'effondra. Elle a baissé de 27 % en l'espace d'une génération. Comme l'écrit dans le Rapport de 1988 un expert de la Banque mondiale : "le continent est affligé de projets agricoles ayant échoué, de fermes d'Etat qui deviennent des agences de recrutement (lire : pour les permanents du parti unique, celui du président), plutôt que des unités productives" À ce fléau il faut ajouter le statut de monopole des organismes publics de commercialisation agricoles. En particulier, les offices céréaliers, mal gérés par une bureaucratie à la fois pléthorique, vénale et incompétente, ont eu un effet dissuasif certain sur les paysans, fatigués de devoir leur livrer les céréales à un prix 3 ou 4 fois inférieur au cours du marché mondial. Le Nicaragua exhibait en 1989 l'économie la plus malade d'Amérique centrale et des Caraïbes. Son niveau de vie était tombé au-dessous de celui d'Haïti. En 10 ans, la consommation avait baissé de 70 %, les salaires, en pouvoir d'achat, de 92 % Le travailleur moyen avait donc en 1989 un pouvoir d'achat effectif équivalent à 8 % de celui de 1979. Quant à l'inflation, le dollar s'échangeait à Managua contre mille cordobas en janvier 1989, et contre trente mille en juin. Dans un petit pays qui n'avait jamais connu le service militaire obligatoire, les sandinistes avaient, en l'instaurant, porté l'armée de 15 000 à 80 000 hommes. Ils annonçaient leur intention d'atteindre 600 000 hommes, soit quasiment la totalité des hommes valides. Plus de 400 000 Nicaraguayens, sur une population de 2,5 millions, s'étaient exilés. Contrastant avec toute cette misère, s'étalait, comme dans toutes les sociétés communistes ou apparentées, la corruption et les privilèges de la nomenklatura et de ses amis, dits les "internationaux", nuée de parasites sans vergogne venus de tous les coins du monde "aider" la révolution sur place. La démolition des agricultures traditionnelles, anéanties par la collectivisation des terres, est la pire de ces calamités, avec, pour parachever ce suicide, en général, un plan pharaonique d'industrialisation lourde, le tout dû à l'imitation stupide des aberrations staliniennes. Combien de pays sous-développés ont été ainsi bannis à la fois du passé et du présent par une poignée de dirigeants sectaires. Ils végètent dans une sorte de terrain vague de l'histoire d'où l'on a déraciné la tradition et où l'avenir ne pousse pas. Dans les économies de rente, donc bureaucratisées, l'aide étrangère reste stérile. Même en ne tenant pas compte de l'argent détourné par les dirigeants, elle glisse sur l'économie administrée sans susciter de croissance. Pis, elle sert à favoriser la persévérance dans l'erreur. N'allons pas confondre les secours aux populations, devoir humanitaire, avec l'aide au développement, problème économique insoluble sans la suppression des obstacles politiques et culturels à la croissance. On ne saurait transporter les modèles politiques occidentaux dans les tiers-monde. Mais c'est déjà fait ! Seulement, ce ne sont pas les bons. C'est le mauvais volet de la culture politique occidentale que le tiers-monde a emprunté. Ce sont les modèles fascistes et staliniens, non les modèles démocrates et libéraux qu'il a le plus souvent adoptés. Très peu de sociétés du tiers-monde, tel qu'il est à la fin du XXeme siècle, sont issues de leur propre tradition; et ces sociétés là, comme l'Inde, fait intéressant, se marient moins mal avec la démocratie que les pays qui ont importé d'Europe un prototype réputé "progressiste".

 

Jean-François REVEL

 

Questions

1. Sur quels postulats reposent les théories Tiers-Mondistes, que préconisent-elles ?
2. Quels furent les résultats de l'application de ces théories, comment l'expliquez-vous ?