La société civile


Selon les Libéraux le rôle de l'Etat consiste à protéger les droits individuels, rien de plus, mais c'est déjà beaucoup et les Etats qui remplissent honorablement ces tâches méritent notre respect et nos félicitations.

Effectivement, la protection des droits individuels est la condition minimale de la poursuite du bonheur. Comme l'expliquèrent les philosophes John Locke et David Hume, la raison pour laquelle nous avons voulu constituer un Etat repose sur notre volonté de jouir paisiblement de notre propriété et de nos droits individuels afin de développer nos activités et créer des richesses. Il fallait bien se protéger des malfaisants car nous pouvons à peine survivre si nous nous isolons des autres.

Nous souhaitons donc nous associer à nos semblables afin notamment de réaliser nos propres objectifs (que ce soit produire davantage de nourriture, s'adonner à l'échange de biens, développer des inventions) mais aussi parce que nous avons un profond besoin de contacts humains, par amitié, amour ou par désir de constituer des communautés. Les associations que nous formons avec les autres constituent ce que l'on appelle la société civile. Ces associations peuvent prendre d'innombrables formes, telles que des familles, des congrégations religieuses, des écoles, des clubs, des sociétés de fraternité, des syndicats de copropriétaires, des associations de voisinage ainsi que des myriades de forme de sociétés à but lucratif, comme des sociétés de personnes, de capitaux, des groupes d'exportateurs, des amicales de commerçants, des syndicats. Toutes ces associations sont au service de nos besoins, d'une façon ou d'une autre.

La société civile peut aussi se définir d'une façon assez large comme l'ensemble des associations naturelles et volontaires constituées dans une société.

Certains analystes veulent distinguer les associations commerciales des associations sans but lucratif, prétendant que les sociétés sont de l'ordre du marché et non de la société civile. Mais, personnellement, je préfère me référer à la tradition distinguant parmi les associations celles qui reposent sur la coercition - l'Etat - et celles qui s'établissent à partir d'un engagement naturel ou volontaire - c'est à dire toutes les autres. Qu'une association s'établisse pour faire du profit ou pour tout autre but, sa principale caractéristique sera commune : ses membres ont choisi volontairement d'y adhérer. On devra tenir compte du fait que les associations composant la société civile sont créées dans un dessein particulier, alors que la société civile dans son ensemble n'a pas d'objectif déterminé, elle émerge spontanément de toutes les associations qui la constituent.

Il en est qui n'apprécient pas la société civile, Karl Marx en fait partie. Dans son commentaire sur la liberté politique dans un de ses premiers essais "La question Juive", Marx a écrit : "les soi-disants droits de l'homme ... ne sont rien d'autre que les droits des membres de la société civile, c'est-à-dire ceux d'un homme égoïste, d'un homme séparé des autres hommes et de la communauté". Il avanca que cet "homme tel qu'il existe dans une socité civile" est "un individu qui s'abrite derrière ses intérêts particuliers et ses lubies et se sépare du reste de la communauté". En rappelant que Thomas Paine faisait la distinction entre la société et l'Etat, entre la société civile et la société politique, Marx déforme cette distinction : il considère qu'il appartient à la société politique de se substituer à la société civile. Lorsque le peuple est réellement libre, disait-il, il se considérera comme citoyen de la grande communauté politique, et non pas d'une communauté décomposée en des rôles particuliers et non-universels tels que commerçant, travailleur, Juif, Protestant. Chaque personne deviendrait une partie de la communauté, uni à tous les autres citoyens, et l'Etat ne sera plus alors perçu comme un instrument de protection des droits d'individus égoïstes mais une entité à travers laquelle chacun pourra réaliser "l'essence de l'humanité qui est l'homme collectif".

La façon dont cette libération surviendra reste obscure dans la pensée de Marx, et l'expérience communiste nous a montré que les régimes marxistes n'étaient pas libérateurs mais hostiles à la société civile. Le marxisme a cependant eu une influence très forte et durable sur bien des gens, cela veut bien dire que Marx avait touché une corde sensible en écrivant sur l'aliénation et l'atomisation du peuple. Les gens veulent se sentir en connexion avec le reste de l'humanité, ils ont besoin du lien social. Dans les sociétés traditionnelles, pré-capitalistes, ils n'avaient pas beaucoup de choix, dans le village la communauté vous connaissait depuis votre naissance et vous y demeuriez toute votre vie. Qu'on le veuille ou non, il était impossible de s'affranchir de cette communauté. Quand le libéralisme et la Révolution industrielle amenèrent la liberté, la prospérité et la mobilité à davantage de personnes, ils furent de plus en plus nombreux à quitter le village natal et quelquefois leur pays natal pour chercher ailleurs une vie meilleure. La décision de partir indiquait bien le désir de mener une vie plus facile, et la mobilité persistante dans nos société moderne, ainsi que l'émigration, générations après générations, semble indiquer que de meilleures opportunités existent encore dans des pays neufs. Mais celui là même qui quitte son village ou son pays pourra ressentir un déchirement à laisser sa communauté d'origine, le fait même de quitter le giron familial pour assumer sa vie d'adulte peut dégager un profond sens de manque alors même que c'est le prix de l'autonomie et de l'indépendance.

C'est à ce manque de communauté que beaucoup ont cru trouver une réponse dans le marxisme. De façon ironique, le marxisme a promis la liberté et le retour à la communauté mais délvré aussi bien de la tyrannie que de l'atomisation. La tyrannie qui a régné dans les pays communistes est bien connue, mais on ignore encore que le marxisme a produit une société bien plus atomisée que n'importe quelle société capitaliste. Les dirigeants marxistes de l'URSS ont d'abord cru que les hommes placés dans des conditions de "pure liberté" (à opposer aux libertés bourgeoises) n'auraient plus besoin d'associations porte-paroles de leurs intérêts individuels, puis ils ont constaté que des associations indépendantes du Parti menacerait la pouvoir de l'Etat. C'est pourquoi ils ne se sont pas contentés d'éliminer les activités économiques privées, ils s'en sont pris aussi aux églises, aux écoles privées, aux partis politiques, aux associations de voisinage et à toutes les autres associations y compris les amicales de jardiniers. Après tout, en bonne théorie marxiste, ces organisations à but déterminé ne faisaient que contribuer à l'atomisation, à la désintégration de la grande communauté soviétique.

Bien sûr, ce qui arriva fut la disparition du lien communautaire, plus rien n'existait entre la famille et l'Etat central soviétique. Comme l'expliqua le philosophe et anthropologue Ernest Gellner : "Le système socialiste a créé l'isolement, a détruit tout sens moral et a abouti à construire une mentalité cyniquement individualiste, versée au double-language et à l'opportunisme". La façon habituelle dont les liens s'établissent entre voisins, paroissiens, partenaires en affaires, a été réduite à néant par le communisme, à sa place règne la suspicion et la méfiance que chacun éprouve pour les autres et nul ne voit de raison pour lesquelles coopérer avec des tiers ou même les traiter avec respect.

Plus ironique encore, la société produite par le Marxisme, une fois rejetée, a redonné ses lettres de noblesse à la société civile. Alors que la corruption de l'ère Brejnev a laissé place à la libéralisation gorbatchévienne, le peuple soviétique a commencé à recherché une alternative au socialisme et il l'ont trouvé dans la société civile, dans le concept de pluralisme er de liberté d'association.

Le spéculateur milliardaire George Soros, pressé de libérer sa Hongrie natale, se mit à financer largement non pas une révolution politique mais la reconstitution d'une société civile. Il chercha à subventionner tout ce qui y ressemblait, du club d'échec local à la presse indépendante, afin de permettre à ceux qui le souhaitaient de travailler dans des institutions non étatiques. La gestation d'une société civile ne fut pas le seul facteur de restauration de la liberté en Europe centrale et orientale, mais une société civile plus forte devait permettre la préservation des nouvelles libertés conquises, tout en permettant de fournir tous les autres avantages dont le peuple ne pouvait jouir qu'en s'associant.

Même ceux qui ne sont pas marxistes partagent l'intérêt de Marx pour la communauté et l'atomisation. Des philosophes holistes ne concevant l'individu que comme un élément du collectif, s'inquiétent du fait que les Occidentaux, et plus particulièrement les Américains, insistent trop à leur sens sur la défense des droits individuels. Ces philosophes considèrent que les relations aux autres peuvent être représentées sous forme d'une série de cercles concentriques : l'individu est ainsi est un élément de la famille, laquelle est un élément de son quartier, qui est un élément de sa ville, puis de sa région, de son pays, de sa nation. L'implication de tels raisonnements est que nous avons tendance à oublier que nous appartenons à tous ces cercles.

Mais ces cercles sont-ils réellement concentriques ? Une meilleure façon de comprendre la communauté dans le monde moderne est de concevoir ces cercles comme non circulaires, possédant des intersections les uns avec les autres ainsi que qu'une myriade de connexions complexes. Chacun d'entre nous établit des relations sociales de multiples façons et c'est précisément ce que Marx critiquait et ce que les Libéraux applaudissent.

Une même personne peut-être une épouse, une mère, une fille, une soeur, une cousine ; elle peut être salariée dans une entreprise, propriétaire d'une autre, actionnaire de sociétés diverses ; locataire et propriétaire, membre d'un conseil syndical de copropriété ; adhérente à une association de parents d'élèves, à un club de scouts, à un groupe de prière et à un parti politique ; active au sein d'une association professionnelle, de son club de bridge, dans un groupe féministe et un comité de quartier, ... Evidemment une telle personne serait bien surchargée, mais en principe il reste possible d'adhérer à un nombre infini de communautés et d'établir les contacts les plus diversifiés.

La plupart de ces associations ont un objectif bien défini : réaliser un profit, faire de la prévention, assurer l'éducation de ses enfants, mais ils créent aussi du lien social. Pourtant aucune d'entre elles ne définit complétement une personnalité, l'appartenance à ces groupes résulte d'un choix réversible et librement exercé. Ernest Gellner avance que la société civil moderne a besoin de l'"homme modulaire". Cet homme là dépasse l'homme qui ne serait intégralement que le produit de sa culture et rien de plus, il est donc la combinaison de multiples objectifs pour lesquels "il s'engage à son gré dans de multiples associations sans y être attachés à vie". Les liens qu'il met en place sont réels tout en demeurant flexibles, spécifiques et instrumentalisés. "La communauté émerge donc de rassemblement multiformes entre individus, elle n'est donc pas la société fermée d'un village, ni la communauté messianique promise par le communisme, le national-socialisme et toutes ces religions séculières, mais une communauté d'hommes libres volontairement associés dans des structures choisies.

L'individu n'est pas le fruit de sa communauté, au contraire c'est la communauté qui est le fruit du rassemblement d'individus. La communauté ne se constitue pas selon des plans pré-établis, et certainement pas parce qu'un Etat l'a fondé, mais parce que a réalisation des objectifs d'individus les a conduit à se rassembler. La société est une association d'individus gouvernés par des règles légales, on pourrait la définir comme une association d'associations, mais pas comme une grande communauté homogène ou une grande famille. Les règles établies à l'intérieur d'une famille ou d'un groupe de taille restreinte, ne peuvent être celles d'une société.

La distinction entre l'individu et la société être source d'erreur. Certains critiques prétendent que l'entrée dans une communauté passe par la renonciation à ce qui constitue l'individualité. Mais être membre d'un groupe ne nécessite pas de se dissoudre dans ce groupe, l'individualité des membres est conservée voire amplifiée, l'association permet d'affranchir ses membres des limites qu'ils rencontraient en tant qu'individus isolés, elle leur donne plus de moyens de réaliser leurs desseins. Une telle conception de la communauté implique que son appartenance résulte d'un choix et non d'une obligation.

 

Libertarianisme, chapitre 7, David BOAZ

 

1. Comment peut-on définir la société civile ?

2. Qu'est ce qui différencie l'approche holiste de l'approche individualiste ? Comment les uns et les autres définissent-ils la communauté ?

3. Qu'est ce que les marxistes ont fait de la société civile ?

4. Que sont les libertés bourgeoises pour les marxistes, comment les considèrent-ils ?

5. L'homme isolé est-il un produit du libéralisme ou du communisme ?