Science ou croyance ?


I. Qu'est ce que la science ?

    A. Définir la science

Selon le "Petit Larousse" La science est un ensemble cohérent de connaissances relatives à certaines catégories de faits, d'objets ou de phénomènes obéissant à des lois et vérifiées par des méthodes expérimentales.

On peut donc opposer la science à la croyance dans la mesure où la démarche scientifique a pour objet de comprendre la nature des choses telle qu'elle est et non pas telle que l'on aimerait qu'elle soit. 

Les rationalistes considèrent que pour qu'une construction théorique puisse être qualifiée de science, celle-ci doit :

    - adopter une démarche scientifique ce qui signifie qu'elle doit être cohérente et logique, elle ne doit pas se contredire ;

    - être objective et universelle, ce qui signifie valable pour tous, en tout lieux et à toute époque ;

    - pouvoir être réfutée par sa confrontation avec les faits et passer avec succès ce test.

 

    B. Le critère de falsifiabilité

        1. Falsification et corroboration
l'orbite de Mercure et la falsification de 
la théorie de Newton

Pour l'épistémologue (philosophe des sciences)  Karl Popper  une théorie scientifique doit émettre des hypothèses qui peuvent être vérifiées ou infirmées par les faits. Popper parle du critère de falsifiabilité.

C'est à partir de ce critère que Popper regarde avec intérêt la théorie d'Einstein sur la relativité. En effet les conséquences de la théorie de la relativité pouvaient être vérifiées par l'expérience. Si l'expérience corroborait les prévisions de la théorie de la relativité alors celle-ci pouvait invalider toute la physique newtonienne, si au contraire l'expérience ne corroborait pas ses prévisions alors la théorie d'Einstein devait être abandonnée. Or Einstein avait bien décrit d'après sa théorie l'orbite de Mercure telle qu'elle fut observée en 1915, alors que dans la théorie de Newton l'orbite de Mercure était anormale. Il en résulte que la théorie de Newton fut falsifiée alors que celle d'Einstein fut corroborée. En effet la première est compatible avec les observations alors que l'autre se révèle ne pas l'être.

Par contre, Karl Popper refuse d'accorder le statut de science à des théories qui ne se prêtent pas au critère de falsifiabilité. Il considère ainsi que la psychanalyse  relève de ce qu'il appelle la pensée mythique. Effectivement les théories de Sigmund Freund ne peuvent être ni falsifiées ni corroborées par l'expérience, dans la mesure où ses conséquences ne sont pas suffisamment précises pour que l'on en déduise des implications négatives.

En effet, Pierre-Henri Castel écrit : "Selon Freud, toute critique rationnelle de la psychanalyse, dans la mesure où elle consiste, comme le reste de notre activité mentale, en représentations chargées d'affect, est ultimement soumise aux lois de l'inconscient. Celles-ci impliquent le refoulement hors du moi des idées désagréables qui contredisent nos valeurs. Or, parmi ces idées, il y a cette vérité, révélée par la psychanalyse, que nos motifs les plus nobles dissimulent parfois des motions de désir amorales. Mais de ce point de vue, la critique prétendument désintéressée de la psychanalyse sert (en réalité) à résister à sa désagréable vérité. Donc, chaque fois qu'un critique de la psychanalyse s'exprime, celle-ci "doit nécessairement susciter chez lui la même résistance qu'elle éveille chez le malade, et il est facile à cette résistance de se déguiser en récusation intellectuelle". Il suit qu'il est impossible de ne pas être d'accord avec Freud sans être un névrosé, qui a besoin d'être soigné, pas d'être réfuté."

                2. La précarité des théories scientifiques

Comme l'énonce Karl Popper : « Nous interprétons l’incompatibilité comme une falsification de la théorie. Mais la seule compatibilité ne doit pas nous autoriser à attribuer à la théorie un degré positif de corroboration : le simple fait qu’une théorie n’ait pas encore été falsifiée ne peut évidemment être considéré comme suffisant. » Toute théorie corroborée n'est pas définitivement scientifique.

Ainsi les théories de Pythagore postulant que la terre est au centre de l'univers ont été falsifiées, corroborant les lois de la gravitation universelle d'Isaac Newton. Lesquelles ont ensuite été falsifiées avec la corroboration de la théorie de la relativité générale. Pour caricaturer on pourrait dire que la théorie d'Einstein est "plus scientifique" que les deux autres, mais elle est acceptée comme scientifique jusqu'à ce qu'elle soit éventuellement réfutée. En attendant, la théorie non réfutée pourra faire en permanence l'objet de nouveaux tests, elle restera en vigueur aussi longtemps que sa portée explicative ne sera pas mise en défaut.

            3. Les révolutions scientifiques

Le passage d'un paradigme (modèle théorique de pensée qui oriente la recherche et la réflexion scientifique) à l'autre ne va pas sans résistances, les tenants de l'ancien  paradigme ayant à y perdre leur statut de mandarin, leur prestige et leur audience. Ils tentent donc en général de sauver leur paradigme invalidé par des hypothèses ad hoc. : « Chaque fois que le système ‘classique’ sera menacé par les résultats de nouvelles expériences qui pourraient, selon mon point de vue, être interprétés comme des falsifications, le système paraîtra être ébranlé aux yeux d’un conventionnaliste. Il dissipera les incohérences pouvant s’être manifestées, soit en rendant responsable notre maîtrise insuffisante du sujet traité, soit en suggérant l’adoption ad hoc de certaines hypothèses auxiliaires, voire de certains ajustements de nos instruments de mesure. »

Il ne s'agit pas là d'une démarche scientifique laquelle démarche suppose une éthique de neutralité, le débat donc le bannissement du "scientifiquement correct" et une acceptation de la confrontation entre paradigmes. La science est donc une affaire de raison alors que la pensée mythique est affaire de passion et de croyance irraisonnée.
 

II. Existe-t-il des sciences sociales et humaines ?

    A. La méthode inductive

La sociologie, dont l'objet est l'explication des faits sociaux est-elle une science ? Pour répondre à cette question il faut étudier les méthodes de validation des théories sociologiques. Les méthodes sont communes avec celles des autres sciences sociales (sciences politique, droit, ...) et humaines (philosophie, histoire, géographie, ...). Elles consistent à établir des corrélations entre des variables, à établir des lois tendancielles pour des groupes ou des sociétés (méthode holiste) à partir de données statistiques. Donc les sciences sociales et humaines passent par l'observation et l'établissement de corrélations, mais il sera difficile dans ces domaines de faire des expériences pour valider les hypothèses.

On utilisera donc souvent des méthodes de validation inductives en "science empirique". Par exemple le scientifique empiriste n'a observé que des cygnes blancs, donc tous les cygnes sont nécessairement blancs. Une telle conclusion n'est pas scientifique pour Popper car on saurait justifier une inférence d'énoncés universels à partir d'énoncés singuliers aussi nombreux soient-ils : « peu importe le grand nombre de cygnes blancs que nous puissions avoir observé, il ne justifie pas la conclusion que tous les cygnes sont blancs ».

     B. Le Marxisme, seule science sociale prédictive ?

Difficile de parler de sciences à partir de la méthode inductive donc. Cependant Marx a prétendu fonder une science à partir de sa théorie qui se voulait prédictive. Popper s'est donc intéressé de plus près à cette théorie avant de se déclarer libéral. Il constata, en effet, que les prévisions de la théorie marxiste qui sont notamment la chute du capitalisme de par ses contradictions, la paupérisation absolue du prolétariat ont été réfutées par l'histoire. Il en déduit l'erreur du marxisme de par l'erreur de la valeur travail et de la vision historiciste (le sens de l'histoire et la lutte des classes - cette partie n'étant pas nécessairement fausse voir Hoppe). Les marxistes répondirent à cette invalidation de leur théorie par de nouvelles constructions théoriques ad hoc : l'absence de chute du capitalisme donna lieu à une théorie post-marxiste sur l'impérialisme. Ces constructions ad hoc prouvent pour Popper le caractère dogmatique du marxisme.

 

Joseph Schumpeter et Max Weber à propos de la révolution bolchevique

 

Karl Jaspers, dans son essai sur Max Weber, raconte la conversation suivante entre Max Weber et - Joseph Schumpeter :

« Les deux hommes se rencontrèrent dans un café de Vienne en présence de Ludo Moritz Hartmann et de Felix Somary. Schumpeter souligna combien la révolution socialiste de Russie lui procurait une grande satisfaction. Désormais, le socialisme ne se bornerait plus à un programme sur le papier, il aurait à prouver sa viabilité.

«Ce à quoi Weber répondit, en témoignant de la plus grande agitation, que le communisme à ce stade de développement en Russie constituait virtuellement un crime, qu'emprunter cette direction conduirait à une misère humaine sans équivalent et à une terrible catastrophe.

« "Cela se passera tout à fait ainsi", répondit Schumpeter "mais quelle parfaite expérience de laboratoire". "Un laboratoire où s'entasseront des montagnes de cadavres", répondit Weber fiévreusement. "On pourrait dire la même chose de n'importe quelle salle de dissection", répliqua Schumpeter. »

Cet échange se situe au tout début du régime bolchevique, puisque Max Weber est mort en 1920. Ainsi, l'un des plus grands sociologues et l'un des plus grands économistes de notre siècle étaient d'accord pour ne nourrir par avance aucune illusion sur le communisme et pour en déceler les dispositions criminogènes. Un point, cependant les séparait :

Schumpeter conservait encore une illusion que Weber n'avait pas, l'illusion que les échecs et les crimes du communisme serviraient de leçon à l'humanité. Exaspéré, le pauvre Weber ne put se maîtriser. Jaspers poursuit : «Toute tentative pour les détourner vers d'autres sujets de conversation échoua. Weber parlait de plus en plus fort et avec violence. Schumpeter demeurait silencieux et de plus en plus sarcastique. Les autres participants attendaient, écoutant avec curiosité, jusqu'à ce que Weber se lève brutalement, s'écriant « je ne peux en entendre davantage », et quitte les lieux, suivi de Hartmann qui portait son chapeau. Schumpeter, resté sur place, remarqua en souriant  : «Comment un homme peut-il crier si fort dans un café ? »

 

En économiste, Schumpeter pensait que faillite vaudrait réfutation. En sociologue, Weber savait qu'aucune utopie ne se sent jamais réfutée par sa propre faillite.

 

1. Karl Jaspers, Three Essays: Leonardo, Descartes, Max Weber, Harcourt, Brace and World, New York, 1964, p. 222.

 

Jean-François REVEL, La Grande Parade, 2000

 

    C. À la recherche d'une méthode scientifique en économie

L'économie, science des moyens à mettre en oeuvre afin de satisfaire des besoins illimités à partir de ressources limitées

Economie et sociologie n'utilisent pas nécessairement la méthode inductive et les grandes lois statistiques propres à la méthodologie holiste. L'utilisation de l'individualisme méthodologique, expliquant les phénomènes sociaux à partir des comportements individuels ne permet pas de faire des prédictions puisque le nombre de variables à considérer dans tout phénomène social est trop grand pour qu'un esprit humain puisse en déterminer le résultat. Il faut donc utiliser le critère ceteris paribus [toutes choses égales par ailleurs] pour effectuer la prédiction de "faits stylisés" : x implique y si les autres facteurs restent constants. Mais comme, en général, les facteurs varient, nous ne prédisons pas un événement du "monde réel." Nous prédisons plutôt une conséquence hypothétique.
En conséquence les sciences sociales ne peuvent recourir à des expérimentations.

Cependant, pour Popper, les situations sociales ne sont pas si compliquées car les hommes agissent "plus ou moins approximativement de manière rationnelle ; et c'est pourquoi il est possible de construire des modèles relativement simples de leurs actions et interactions". Le principe de rationalité permet donc la possibilité de modèles économiques réalisant des prévisions correctes. Rappelons que l'analyse à partir du principe de rationalité correspond à l'utilisation de l'individualisme méthodologique, c'est donc cette seule méthode qui permet aux sciences sociales, selon Popper, de valider scientifiquement certaines théories plutôt que d'autres.

 

On admettra donc que les sciences humaines, et en particulier l'économie, ne sont pas des sciences hypothético-déductives, mais qu'elles reposent sur des axiomes déduits de l'observation de la réalité, tels que celui-ci : "chaque individu agit rationnellement c'est-à-dire se donne des moyens pour atteindre un objectif et chaque action démontre les préférences des individus".

 

Ainsi la science de l'agir humain (praxéologie) fonde cet axiome et le paradigme de l'ordre spontanée (main invisible) n'a pu être mis en défaut, ce paradigme s'est même étendu des sciences sociales aux sciences naturelles et physiques pour décrire le phénomène d'émergence (phénomène suiivant lequelle l'ordre naît du chaos : le chaos des particules conduit à un ordre dans l'univers).