Qui dirige l'économie mondiale ?
Une controverse typique entre les antimondialistes et les libéraux.
RP : Deux dynamiques
sont à l'œuvre, qui se complètent. L'une concerne le déplacement du pouvoir économique,
de la sphère politique des Etats à l'intérieur des nations vers la sphère mondiale
des intérêts privés. C'est le fruit de la politique de libre-échange à tous crins
qui a été inaugurée dans les années 80 par le tandem Reagan-Thatcher. La centaine
de multinationales et de grandes institutions financières les plus importantes
sont, comme le dit la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement
(Cnuced), les nouveaux maîtres du monde. Ce type de décideurs véhiculent une logique
de fructification rapide des patrimoines financiers plutôt que de mise en valeur
des territoires et de bien-être des individus. L'autre dynamique s'applique au
déplacement des lieux de pouvoir de la sphère réelle, matérielle de l'économie
vers une sphère virtuelle et immatérielle. Ceux qui contrôlent les secteurs de
l'information, de la communication, de la connaissance, sont les nouveaux puissants
: Disney, Time Warner, Sony … Ils entretiennent une logique d'impérialisme et
de conquête : progressivement la culture, l'éducation, la vie sociale est touché.
XP : Votre question suppose que l'économie doive être dirigée et effectivement
lorsque dans des frontières étanches chaque gouvernement démocratique ou totalitaire
pouvait faire de son peuple ce qu'il voulait, alors l'économie était bel et bien
dirigée. La direction la plus complète de l'économie consistait à éliminer le
rôle du marché, on a cru un moment que le système socialiste à économie centralement
planifié pouvait fonctionner, on s'est rendu compte plus tard de sa faillite économique,
humaine et morale. La direction de l'économie dans les sociétés démocratiques
a pris les formes du keynésianisme mais désormais l'ouverture des frontières met
à jour l'impuissance des politiques économiques dans l'orientation de la société.
Penser l'économie en terme politique pose d'ailleurs un problème de logique car
derrière votre question s'en profile une autre : Qui dispose d'assez d'influence
pour que ses décisions contribuent à orienter la mondialisation dans un sens plutôt
que dans un autre ? Qui en profite et qui y perd ? La logique politique est bien
celle là, ce que l'un gagne l'autre le perd. Alors que la logique économique est
différence, basée sur l'échange elle suppose que chacun gagne à la transaction.
Maintenant pour répondre à votre question force est de constater que les Etats
perdent de leurs pouvoirs dans le processus actuel de mondialisation et tentent
de garder le contrôle au moyen des différentes organisations internationales comme
l'OMC, le FMI, l'OCDE, l'ONU et ses antennes comme la très antimondialisation
Cnuced, … mais aussi à travers des organisations régionales dont la plus accomplie
est l'Union Européenne. On parle aussi beaucoup des firmes multinationales mais
elles n'exercent qu'un pouvoir limité et leur course aux économies d'échelles
trouve rapidement sa limite par l'endettement et les pesanteurs organisationnelles
comme nous le voyons dans le cas de France Télécom, de Vivendi Universal ou encore
d'AOL Time Warner. Les gagnants actuels de la mondialisation sont en fait ceux
qui échappent à la logique politique, tous ceux qui ont accès à des contrats privés
gagnants-gagnants comme les consommateurs qui peuvent acheter des produits plus
variés et moins chers, les entrepreneurs qui peuvent se procurer plus facilement
des financements sur un marché financier mondial, les salariés plus particulièrement
dans les pays les plus pauvres qui profitent de la délocalisation pour avoir accès
au développement. Il n'en va pas de même pour les salariés les moins qualifiés
des pays riches qui refusent de se reconvertir ou pour les fonctionnaires accrochés
à leurs prérogatives. L'économie mondiale est une économie qui n'est plus figée,
ou les positions sociales ne sont plus acquises. Peut-on faire confiance aux institutions
économiques internationales pour maîtriser ces nouveaux pouvoirs ? RP
: Non. Ces institutions sont les hauts lieux de la pensée néolibérale. C'est à
l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) que s'est
négocié, dans l'ombre et la clandestinité, le projet d'Accord multilatéral sur
l'investissement (AMI). C'est le Fonds monétaire international (FMI) qui développe
les politiques d'ajustement structurel qui sacrifient les ressorts du développement
aux équilibres financiers. Pour autant, rabâcher " A bas le FMI ! " ou " A bas
l'OMC ! " ne me semble pas la meilleure stratégie. Il vaut mieux proposer les
politiques alternatives qu'elles devraient suivre. Ainsi, pour moi, la question
première est celle des normes sociales et environnementales auxquelles devraient
être subordonnées les relations marchandes. La question est de savoir si la mise
en œuvre de cette politique doit revenir à l'OMC ou à une autre organisation ne
vient qu'au second rang. XP
: Un pouvoir peut être juste ou injuste, il ne faut le maîtriser que s'il est
injuste et la réglementation n'est justifiée que pour instaurer une justice plus
grande. Quels pouvoirs se développent donc : ceux des entreprises et des individus
à travers un marché plus libre et davantage régulé par l'économie de marché que
par les réglementations étatiques. Dans un tel contexte, contrairement à ce que
certains prétendent, la recherche par les uns de l'augmentation de leurs profits
s'accompagne de l'augmentation du bien-être des autres grâce à la répartition
de valeurs ajoutées plus importantes. Le pouvoir des Etats nationaux n'est pas
si équitable, les injustices restent possibles, elles peuvent même se développer
car des pays peuvent s'appauvrir au nom de politiques économiques aberrantes.
On voit bien en France, par exemple, l'influence des charges et de la fiscalité
sur la trappe à la pauvreté et l'exclusion du marché du travail des salariés les
moins qualifiés. A ce niveau l'Union Européenne peut s'avérer utile quand elle
ouvre les marchés ou permet le choix d'alternatives en matière de protection sociale.
De même les institutions économiques internationales comme le FMI interviennent
en prêtant aux Etats en difficultés permettent de palier à de graves crises économiques
sous conditions de politiques économiques d'ajustements (baisse des déficits budgétaires,
de l'inflation, désendettement), c'est ainsi que des pays comme la Pologne ou
la Hongrie peuvent se développer rapidement après une douloureuse phase de transition.
Certains s'en sont pris à ces politiques et accusent ainsi les organismes internationaux
d'être à la solde du néolibéralisme. C'est idiot, mais il faut effectivement se
méfier des ces organismes qui permettent aussi aux Etats les plus puissants de
se réfugier derrière des barrières protectionnismes sous le généreux et fallacieux
prétexte de normes sociales et environnementales. Quelles sont les autres priorités
d'une mondialisation maîtrisée ?
RP
: La première priorité est de maîtriser les mouvements internationaux de capitaux.
La taxe Tobin est, dans ce cadre, un élément partiel d'une stratégie plus large.
Sans revenir à la fixité des taux de changes, on doit pouvoir définir un système
monétaire où la flexibilité actuelle serait mieux encadrée. Il est aussi urgent
d'engager une véritable lutte contre les paradis fiscaux et l'argent sale. Autre
priorité : plutôt que de maintenir un espace mondial de libre-échange, il faudrait
évoluer vers une organisation de zones régionales de libre-échange protégeant
leurs frontières et négociant avec les autres zones. Il est urgent, à cet égard,
que l'Europe rétablisse la préférence communautaire. Le principe général qui doit
nous guider est de remettre l'homme au cœur de l'économie, c'est-à-dire donner
la priorité aux valeurs sociales et environnementales sur les valeurs marchandes.
XP
: La mondialisation maîtrisée est un autre nom pour caractériser une motivation
essentielle des organisations étatiques internationales qui est la gouvernance
mondiale. Considérant que des politiques des Etats se heurtent à des fuites de
capitaux et d'activité des acteurs économiques, il est question de mener ces politiques
au niveau mondial pour créer ce super-Etat auquel rien n'échappe. La création
d'un impôt mondial appelé taxe Tobin entre dans cette logique et serait le premier
acte de ce gouvernement mondial. Le principe de cette taxe consiste en un prélèvement
fiscal sur les mouvements internationaux de capitaux dans le but avoué de les
décourager. Ceci suppose par conséquent que les mouvements de capitaux soient
néfastes alors qu'en réalité ils financent les grandes aventures industrielles
qui portent la croissance mondiale. Ce qui gène en réalité les thuriféraires de
cette taxe est que les transferts de capitaux sanctionnent les gouvernements qui
gèrent mal leur économie et profitent à ceux qui gèrent mieux la leur. L'existence
de cette taxe suppose bien une autorité politique unique dans le monde, à défaut
il se trouverait toujours des Etats pour ne pas appliquer la taxe et se transformer
ipso facto en paradis fiscaux. Le nouvel ordre mondial annihilerait non seulement
les souverainetés fiscales, mais devrait aussi réglementer sévèrement les communications
électroniques, internet en particulier, qui sont autant de vecteurs des mouvements
de capitaux. Peut-on trouver des forces politiques pour faire avancer ces priorités
? RP
: C'est possible. Le marché n'est pas dans la nature des choses. La mondialisation
libérale est un choix politique. On peut en faire un autre, celui d'une mondialisation
régulée. Il est temps que les Etats reprennent la main en coopérant dans des domaines
essentiels comme le contrôle de la finance. Mon plus grand espoir est dans la
capacité de mobilisation dont les citoyens font preuve et qui obtient des résultats
: l'AMI a été évité, l'Europe a engagé la lutte contre les organismes génétiquement
modifiés (OGM), Monsanto a retiré Terminator, cette semence qui n'était utilisable
qu'une fois, etc. Face à la mondialisation économique et ses nouveaux pouvoirs,
la coordination des mouvements citoyens dans le monde porte le plus grand espoir
de régulation politique.
XP : Le marché est l'organisme naturel de coordination de myriades de choix individuels,
il est le véritable pouvoir du peuple et s'oriente à partir décisions que nous
réalisons librement. La mondialisation libérale est donc tout sauf un choix politique
dans la mesure où les orientations définies par le marché peuvent ne pas satisfaire
des clientèles politiques particulières auxquelles les hommes de l'Etat doivent
leur pouvoir. Ainsi le protectionnisme français en matière agricole permet de
ne pas perdre le vote du lobby puissant des paysans, le marché libre permettrait
cependant aux agriculteurs du Tiers-Monde de vivre de leur métier et aux consommateurs
français de payer leurs produits moins chers. Il impliquerait une reconversion
des paysans français vers des productions rentables. Mais comme le monde n'est
pas une marchandise, l'Etat tutélaire est là pour protéger ses soutiens au détriment
du reste de la population. Ce système perdure tant que chacun croit pouvoir vivre
aux dépens de ses voisins par la grâce du législateur. Alors oui, la plupart des
forces politiques s'organisent pour conserver leurs pouvoirs et présenter leurs
intérêts particuliers - à ne pas évoluer - comme l'intérêt général.
Synthétiser les arguments de chacun.