L'entrepreneur à la source du processus de développement


 

 

Les bateaux étrangers entrent à Venise à l'heure où les femmes font sécher leur chevelure au soleil, et du Grand Canal pavoisé de ces blondes oriflammes, les marins hollandais laisseront une description éblouie. » Comment la Venise d'André Malraux avec ses 187 mendiants et ses 11.000 courtisanes n'aurait-elle pas été l'une des terres d'élection de l'entrepreneur ? Ville condamnée à l'expansion ou au déclin, sans arrière-pays, en lutte permanente contre la menace de se voir refuser le droit à l'existence, Venise n'a cessé d'incarner un précaire auquel l'entrepreneur fut toujours confronté. La cité vénitienne, qui arma les bateaux des croisés au XIIIième siècle, verra fleurir toute une caste d'entrepreneurs en charge de l'organisation de l'affrètement des navires par des sociétés par actions. Les guerres, les aléas naturels étaient autant de facteurs à prendre en compte dans l'évaluation des risques encourus par ces entrepreneurs des mers. Florence inventa le chèque et le holding, Gênes les comptes de pertes et profits, et c'est Venise qui organisa la première un système complexe qui mêlait banques, commerces et assurances.

 

La légitimité de l'intérêt privé

 

C'est en effet l'une des leçons du millénaire qui s'achève : l'entrepreneur ne gravite jamais très loin d'un centre financier, qui le suscite - et l'appelle. N'étant pas seulement un inventeur, «l'ami de l'innovation, 'l'homme de l'autorité et du pari », selon l'expression de l'économiste François Perroux, se doit de trouver les moyens financiers nécessaires à la mise en œuvre de ses projets. Son aventure le conduira dans tous les centres provisoires de l'économie mondiale qui se sont succédé depuis le XIIIième siècle. Bruges, Venise, Anvers, Gênes, Amstedam, Londres, puis New York et la Silicon Valley. Ces lieux de rayonnement historique qui voyaient tous l'apparition ou le développement d'une innovation technique majeure, comme la caravelle, la machine à vapeur, le moteur à explosion ou l'informatique, étaient aussi les centres d'une intense activité culturelle.

 

L'émergence de la figure de l'entrepreneur moderne était ainsi intimement liée à l'essor de l'individualisme et de l'humanisme, qui garantissaient la reconnaissance de la légitimité de l'intérêt privé. Ce n'est ainsi que dans le cadre de ce que d'aucuns, comme Jacques Attali, ont pu appeler 1'« ordre marchand » que l'entrepreneur va pouvoir prendre sa pleine dimension. Un ordre où, désormais, « l'argent prend le pas sur la force, le marché sur la distribution, l'investissement sur la construction monumentale et le commerce sur la police ».

 

La Grèce antique n'avait eu que dédain pour le commerce et les activités d'argent, interdites aux citoyens libres et souvent réservés aux « métèques ». Tout au plus un mal nécessaire, mais la vérité était ailleurs. Etre citoyen était un métier, la culture de la vertu, exclusif de tout autre. D'ailleurs dans les autres sociétés où le groupe primait sur l'individu, l'émergence de l'entrepreneur n'allait pas de soi, car l'échange avait aussi comme finalité un renforcement de la cohésion sociale. Le profit de l'entrepreneur, qui rémunérait «le travail et les frayeurs », était en partie accaparé par le groupe, qui le redistribuait alors entre ses membres. Il pouvait bien y avoir des artisans, dans. le cadre d'une division du travail au sein de la communauté, mais entreprendre c'est toujours au bout du compte affirmer une liberté, c'est sortir du rang.

 

Déjà, les corporations sous l'Ancien Régime encadraient drastiquement la fonction de l'entrepreneur. La relative rigidité des méthodes de fabrication et des règlements, et la limitation à l'entrée dans la profession évitaient la concurrence et bloquaient la diffusion du progrès technique. Il reste que les corporations apportaient une garantie de stabilité sociale aux villes et jouaient leur rôle de pacification des rapports sociaux.

L'entrepreneur peut prendre des risques que la société ou l'Etat ne veulent ou ne peuvent assumer. Des parenthèses historiques parfois longues ont pourtant réduit son rôle et sa fonction quand elles ne l'ont pas catégoriquement condamné comme dans l'ancien empire soviétique. Le cheminement historique et irrémédiable vers une société sans classes ne pouvait tolérer l'affirmation des libertés économiques et individuelles.

 

Dédramatiser l'échec

 

Sans connaître ces excès, les pays sans grande tradition libérale ont accepté à reculons l'intrusion de ces « trublions ». L'entrepreneur dérange parfois, et il le sait. Il fait envie, et son ascension sociale ne va pas toujours de soi. Les grandes dynasties d'entrepreneurs français - les Michelin, Wendel ou Schneider - ont, contraintes ou consentantes, dû rencontrer l'Etat sur leur passage à un moment ou à un autre. En revanche, c'est aux Etats­Unis, où l'échec est totalement dédramatisé et où la fonction entrepreneuriale est un attribut de la sacro-sainte liberté individuelle, que l'entrepreneur va prendre sa dimension mythique dès la fin du XIXième siècle. Du haut des tours de glace de Manhattan, dominait, souveraine, l'âme puritaine d'un peuple où se mêlaient les accents diffus de l'instinct nomade et aventurier des Peaux Rouges. Un mélange détonant. «Leur pensée même est action. Ils acceptent la ruine brusque aussi facilement que nous acceptons la médiocrité permanente », témoignait un observateur fasciné du début siècle, Elie Faure.

Avec la grande entreprise et le développement de la société anonyme, l'entrepreneur est aussi comme dépossédé de son bien. Il devra composer avec d'autres acteurs, comme les actionnaires, et verra sa fonction modifiée vers davantage de tâches organisationnelles. Devant le mouvement de concentration industrielle, le petit entrepreneur va parfois appeler de ses vœux la garantie par l'Etat de règles du jeu minimales de la concurrence ou se tourner vers le marché. Ce dernier va donner à son risque industriel un prix valable pour tous; il va en faire une marchandise. Ce faisant, le marché va permettre à l'entrepreneur de réaliser ses rêves et au-delà, en lui offrant la possibilité de lever des fonds plus librement. L'histoire mouvementée des métamorphoses et des résurrections de la fonction entrepreneuriale s'achève ainsi dans l'anonymat du marché, le lieu de tous les possibles.

 

Nessim AIT-KACIMI

 

 

Schumpeter, un théoricien novateur de l'homme d'entreprise

L'année 1883 qui a vu disparaître Marx a aussi vu naître l'économiste Joseph Alois Schumpeter. L'entrepreneur y rencontra ainsi son génial théoricien, en la personne de cet universitaire autrichien, fils d'un industriel du textile. Après des études de droit et d'économie à l'université de Vienne, Schumpeter deviendra durant une courte période ministre des Finances, puis président d'une banque, avant que la faillite de celle-ci ne mette un terme à son expérience de praticien de l'économie.

Tout autant historien que sociologue, Schumpeter a marqué l'analyse économique par la place accordée au progrès technique et à l'entrepreneur dans la dynamique des cycles économiques. Sans innovations, l'économie est stationnaire, condamnée à la redite et à la stagnation. Il y faut l'intervention de l'entrepreneur, l'homme du pari et de l'innovation, de celui qui par des combinaisons techniques inédites va permettre aux phases d'expansion de naître et de se prolonger. Il est l'ennemi de la routine et doit mobiliser ses qualités pour faire face à la résistance du corps social devant ses prétentions à révolutionner la marche des affaires. Il gêne, et ne peut compter que sur lui, car l'entrepreneur n'appartient pas à une classe sociale proprement dite, bien que la classe bourgeoise puisse l'accueillir en son sein un temps pour qu'il s'y revivifie. En effet, pour Schumpeter, l'entrepreneur n'est pas l'homme d'une institution sociale donnée, il est un agent universel du progrès technique. « L'entrepreneur crée sans répit, car il ne peut rien faire d'autre. Pour le succès, tout dépend de la capacité de ne pas sentir l'insécurité et la résistance comme des éléments contraires, enfin de la faculté d'agir sur autrui, qu'on peut désigner par les mots d'autorité et de poids. »

 

L'entrepreneur n'est plus seulement la variable muette des modèles économiques néoclassiques, qui ne voyaient en lui qu'un agent parmi d'autres supposé œuvrer à l'unique maximisation de son profit personnel. Il devient un acteur à part entière du cycle économique. Ses motivations individuelles à agir, « la volonté du vainqueur" la joie du créer une forme économique nouvelle » n'excluent pas la part de calcul qui entre dans toute entreprise humaine. Cette jubilation créatrice ordonnée est bien éloignée de la pâle imitation des vrais entrepreneurs par des « seconds couteaux », qui intervient dans les derniers moments des phases d'expansion. La pensée de l'économiste autrichien reste en effet hantée par le dévoiement de la fonction entrepreneuriale qui marque généralement l'entrée en crise. D'un statut de conquistador, l'entrepreneur passerait à  celui de simple gestionnaire des affaires courantes dans un environnement crépusculaire qui récuserait désormais le changement ou qui lui accorderait une moindre valeur.

 

Nessim AIT-KACIMI, Les Echos, 20 décembre 1999

 

 

 

  Questions

 

1. Rappelez ce qu'est le cycle Kondratieff et comment Schumpeter l'a associé à des vagues de révolutions technologiques

Le cycle mis en évidence par l'économiste russe Kondratieff dans les années 1920, a été utilisé par Schumpeter qui fait le lien entre ce cycle long et les évolutions technologiques majeures. Ainsi les phases longues d'expansion seraient permises par les innovations, dont les effets s'épuisent pour que l'expansion reviennent enfin avec de nouvelles innovations.

Ces cycles long sont composés de deux phases : une phase A, dite d'expansion, durant laquelle les prix et la production augmentent ; une phase B, dite de récession, qui voit le phénomène inverse se dérouler.

 

2. De quoi a besoin l'entrepreneur pour se lancer dans ses entreprises, à partir de là notre époque est-elle propice à l'entrepreneur ?

L'entrepreneur, outre son culot a besoin de capitaux, on le trouve à toutes les époques près des centres financiers. Le développement actuel des marchés de capitaux sans frontières donne les moyens aux entrepreneurs de réaliser leurs projets et aux particuliers d'y participer en devenant actionnaires. En outre, le développement des sociétés de capital-risque et des "business angels" a permis le lancement des start-ups à rentabilité problématique. Ces sociétés investissent sur des projets dont seulement 1 sur 100 réussit en rapportant des milliers de fois la mise. Plus de chance de gagner qu'au loto et cela rapporte plus.

 

3. Pourquoi l'entrepreneur est-il le moteur de la société ?

Parce que selon la définition qu'en donne Schumpeter l'entrepreneur est celui qui innove et qui prend le risque de déplaire à la société en brisant la routine et les usages, sans lui l'économie serait stationnaire sans progrès.

 

4. Certaines sociétés sont-elles plus propices à l'innovation que d'autres ?

Oui, les sociétés où le groupe prime sur l'individu combattent tout bouleversement de l'ordre social et toute volonté de penser hors de ce que l'on pense généralement, voir les problèmes de Galilée qui osait prétendre que la terre n'était pas le centre du monde, la méfiance qui entoure le novateur, celui qui est différent et est donc sensé lier commerce avec le diable. L'innovation ne peut se développer dans de telles sociétés, il faudra donc que les moeurs évoluent et que l'on ne rejette pas celui qui refuse de penser comme les autres, que l'on considère avec bienveillance celui qui propose d'autres solutions, qu'on lui laisse faire les preuves de l'intérêt de ses découvertes et que l'on accepte que l'innovateur s'enrichisse par ce qu'il apporte à la société. Comme il est dit dans le texte l'essor de l'individualisme dans une société est la condition de l'innovation, en effet l'entrepreneur innovateur est fondamentalement un vrai individualiste forcené qui recherche son intérêt en profitant de ce que lui rapportera l'innovation (main invisible encore une fois). Ainsi capitalisme et innovation vont de pair.

 

5. Qu'est ce qui motive l'entrepreneur à innover ?

Contrairement à ce que prétendent les économistes néo-classiques l'entrepreneur n'est pas celui qui cherche à maximiser son profit dans une économie de concurrence pure et parfaite. L'entrepreneur n'est pas un simple gérant, un comptable, il bouleverse les techniques de production, il est motivé par les défis et le désir d'être le premier, il peut aussi être un provocateur mais c'est avant tout un créateur : " L'entrepreneur crée sans répit, car il ne peut rien faire d'autre." L'échec ne lui fait ni peur ni honte, il en accepte la probabilité.

 

6. A votre avis pourquoi l'auteur précise-t-il que l'année de la naissance de Schumpeter est aussi celle de la mort de Marx ?

L'auteur voudrait faire de Schumpeter l'anti-Marx il ne s'y prendrait pas autrement. En effet, alors que Marx présente l'entrepreneur capitaliste comme un parasite vivant de la plus-value extorquée au travailleur, Schumpeter fait de lui l'élément le plus utile à la société. En prenant les risques qu'aucun autre ne prend (le salarié ne prend pas de risque, assuré qu'il est de son salaire), l'entrepreneur capitaliste crée et anticipe de nouveaux besoins correspond à un développement de la société tout entière. Pour Marx le capitalisme est condamné et devrait disparaître dans une crise finale, pour Schumpeter les crises ne sont que l'effet de l'épuisement des innovations mais la société capitaliste incite à de nouvelles innovations puisque les innovateurs en tireront les fruits (exemple : Bill Gates devenu l'homme le plus riche du monde).