La vérité sur les manuels de sciences économiques
Le rapport de l'Académie des Sciences Morales et Politiques sur l'enseignement de l'économie dans les lycées a été remis en juillet 2008 au ministre de l'éducation nationale, à peu d'intervalle du rapport de la commission Guesnerie sur les manuels scolaires.
Les conclusions des deux rapports
convergent quant à un biais anti-marché des manuels et à une nécessité de revoir
les programmes afin d'enseigner véritablement les fondamentaux de l'économie.
Chacun de ces deux rapport est très critique, même si le rapport de l'Académie
des Sciences Morales et Politiques ose des constats plus tranchés.
Des experts étrangers ont participé à ce dernier rapport en évaluant les programmes et les manuels de SES et en concluent : " En l'état, le contenu des enseignements (des SES dans le secondaire) n'a qu'un rapport lointain avec la science économique, telle qu'elle est pratiquée non seulement dans les universités et les centres de recherche, mais aussi dans les organisations gouvernementales et internationales, et (a fortiori) dans les entreprises."
Les économistes et experts français et internationaux établissent l'incapacité des élèves d'avoir recours aux concepts et méthodes de base de l'analyse économique. Ils incriminent pour cela un programme axé dès le lycée sur la pluridisciplinarité qui ne distingue pas clairement l'approche de la science économique de celles des autres sciences sociales étudiées : " La pluridisciplinarité est une pratique délicate, qui présuppose une maîtrise sans faille des points de vue proposés par chaque discipline ; par nature, elle vient après les enseignements de base, et seulement lorsque ceux-ci ont été totalement assimilés ". On pourrait répondre à cela qu'une familiarisation avec la science de l'action humaine aurait pu être menée .
En conséquence c'est la finalité
même de cet enseignement tel que défini dans les programmes qui pose problème
: l'enseignement des sciences économiques au lycée paraît inadapté à la poursuite
d'études universitaires dans la mesure où les savoirs de base de la science
économique ne sont pas inculqués faute d'apporter de fournir des concepts simples
et un raisonnement propre à la matière.
D'ailleurs : " la liste des savoirs de base qui sont omis est longue - au
point que l'économiste universitaire a parfois le sentiment, en lisant les programmes
officiels, qu'ils concernent une autre discipline que la sienne."
Les fondamentaux ne sont pas
abordés dans la classe optionnelle de Seconde et mal traités en Première, la
micro-économie est largement négligée au profit d'une macro-économie qui ne
fait pas consensus. Les élèves ne saisissent donc pas vraiment la façon dont
les individus décident et interagissent faute d'aborder la notion de rationalité
et d'incitations - ce qui est pourtant facilement enseignable - , ils ne comprennent
pas la logique de l'échange en tant que jeu à somme positive, ils n'ont souvent
pas entendu parler de la notion de coût d'opportunité, ni analysé en quoi la
capacité de production est la condition sine qua non de la richesse dans un
pays. A fortiori ils ne comprennent pas les effets du plafonnement d'un prix
ou des effets d'une taxe indirecte, ils ne maîtrisent pas la notion d'élasticité
de la demande par rapport au prix, de coût marginal.
Plus étonnant encore : "Nulle part, dans les programmes comme dans les ouvrages,
ne sont mentionnées les questions centrales qui font l'objet de la science économique,
à savoir la rareté des ressources, le besoin de choisir entre des utilisations
concurrentes de ces ressources, et le besoin de coordonner ces choix entre différents
décideurs. Plus généralement, la question de l'organisation et de la coordination
des activités au niveau de la société entière n'est pas évoquée en tant que
telle (même si abondent les pompeuses platitudes du type "le marché est une
construction sociale") (…) le programme des classes de Seconde est un contre-exemple
parfait : dans quatre chapitres consacrés respectivement à la famille, à l'emploi,
à la production et à la consommation, le mot "prix" n'apparaît nulle part (
…) Comme le remarque le Professeur Martin Hellwig, le sous-chapitre -Connaître
les principales causes du chômage- mentionne la "faiblesse de la croissance
économique" et "l'importance de la population active", mais ne parle ni du niveau
des salaires, ni des impôts et charges sociales, ni de la réglementation du
marché du travail, ni du manque d'entrepreneurs."
Pour les rapporteurs : "l'enseignement, sous sa forme présente, tend probablement à répandre le sentiment qu'un tel savoir est soit inexistant, soit inutile, et qu'il est possible de discuter de problèmes complexes sans avoir recours à autre chose qu'une analyse superficielle ; en bref, que l'analyse économique se résume à la régurgitation de discours convenus. S'agissant de l'objectif d'éducation générale de futurs citoyens, il est à craindre que ce message soit franchement nocif."
Effectivement, la volonté d'aborder le programme par une pléthore de thèmes sans la maîtrise du raisonnement économique conduit à juxtaposer des idées et des sentences, l'analyse de questions complexes est superficielle : "par exemple, on peut consacrer une part importante du programme à la croissance sans avoir jamais expliqué aux élèves ce que signifie un taux de croissance (et en particulier sans avoir décrit le caractère exponentiel du phénomène, qui est au coeur de toute analyse du sujet). De même, les analyses du monopole ou du duopole restent d'une superficialité navrante, alors même qu'un minimum de formalisation permettrait de les enrichir considérablement".
Cette superficialité réduit le
traitement d'un thème complexe à la présentation d'opinions non étayées par
les faits, l'élève acquiert ainsi l'illusion de la connaissance alors qu'il
ne fait que répéter une sorte de catéchisme sorti tout droit du magazine "Alternatives
Économiques".
Ceci conduit l'élève à penser que l'économie n'a rien de scientifique et que
des analyses de valeur très inégales se valent, faute de bases il n'est pas
en mesure de distinguer un discours idéologique d'une théorie correctement construite.
Mais l'incapacité d'acquérir des bases solides est à imputer à certains professeurs incapables d'adopter une démarche scientifique. Lesquels, faute de faire la différence entre un modèle apte à permettre la compréhension de certains mécanismes et la réalité forcément plus complexe, jettent à la poubelle des outils dont ils ne comprennent pas la fertilité didactique ainsi que le montre le rapport Guesnerie : "Il faut d'abord essayer de faire saisir aux élèves que les théories n'essayent pas d'expliquer la "réalité économique et sociale" dans toute sa complexité. Le travail scientifique consiste à réduire celle-ci à des ensembles limités d'observations sur lesquels il va se concentrer et qui constituent des" faits stylisés", i.e. construits par le questionnement de l'observateur. Il faut aussi faire comprendre que les approches théoriques s'inscrivent dans des modes de raisonnement en partie communs et en partie spécifiques à chaque discipline. Ainsi toute la notion de "faits stylisés " a été plus particulièrement utilisée en macroéconomie. Kaldor, qui l'a introduite, précisait que "le théoricien, en choisissant une approche particulière, devrait commencer par un résumé des faits qu'il considère comme pertinents pour son problème " ; il devrait ainsi "commencer par une vision "stylisée des faits " - c'est-à-dire se concentrer sur les grandes tendances, ignorant les détails individuels […] ". La démarche relevant des sciences sociales s'appuie sur une modélisation : la compréhension de la notion de modèle théorique est donc indispensable. En ce qui concerne plus particulièrement l'économie, la "modélisation" s'opère dans le cadre d'une démarche hypothético-déductive, dont les élèves doivent saisir les grands principes. Ce détour est notamment indispensable pour éviter la confusion, trop répandue, entre ce qui relève de la modélisation (pour isoler un ensemble de mécanismes) et ce qui relève de la simple description de la réalité. Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, la théorie de l'offre et de la demande dans le cadre de la concurrence dite "parfaite" est trop souvent invalidée d'emblée pour manque de réalisme, alors que sa pertinence est de constituer un point de départ analytique, forcément abstrait et simplificateur."
L'autre finalité que précise le programme est de former des citoyens aptes à saisir les enjeux des choix économiques et sociaux, il apparaît que les deux finalités ne sont pas compatibles. Effectivement inculquer un savoir de base n'était pas suffisant pour permettre aux élèves des classes de sciences économiques et sociales de poursuivre dans cette voie à l'université, d'ailleurs les scientifiques réussissent mieux dans cette filière, pourtant ce savoir de base aurait permis de former des "citoyens" avertis.
Le professeur Pierre-André Chiappori affirme l'évidence, aucune des finalités fixées est atteinte, pire, il conclut que non seulement la compréhension des mécanismes de l'économie n'est pas solide mais la vision qui est donnée de l'économie à travers les ouvrages est caricaturale, pessimiste et anti-marché, le rapport Guesnerie ne dira pas autre chose.
Ainsi le rôle des marchés financiers dans l'économie n'est pas compris, la connaissance de l'élève se limitera à des jugements de valeur : "Le programme consacre une place importante à la discussion des problèmes de financement de l'économie, mais sans introduire au préalable une analyse des notions de base (l'investissement comme report de la consommation, le taux d'intérêt comme prix de la consommation future,…) qui sous-tendent ces questions; de sorte que les élèves sont invités à réfléchir à la différence entre financement intermédié et financement de marché (question complexe s'il en est) sans savoir vraiment ce que l'on finance, ni en quoi le mode de financement peut faire la moindre différence. Autre exemple : la notion de risque est totalement omise, alors même que toute la finance moderne analyse les marchés financiers (dont traite le programme de première) avant tout comme des mécanismes de partage des risques, et qu'une part importante du programme de terminale est consacrée à la protection sociale. Comment analyser des mécanismes d'assurance (collective) sans parler des risques qu'ils sont censés pallier ?" Faute de préciser les bases de l'analyse, certains textes de manuels et notamment du Magnard invitent l'élève à dénoncer le principe du ratio de 15 % entre les profits et les fonds propres, principe qui "n'a aucune justification économique, et (qui permet de discuter) avec une superficialité proprement stupéfiante de l'une des questions les plus difficiles de la finance moderne. Il paraît clair que, soumis à cette sélection regrettablement biaisée (de textes), l'élève en retirera une vision totalement fausse du rôle des marchés financiers."
Quant à la mondialisation, il s'agit là aussi de développer un regard critique autour d'auteurs proches d'Attac sans vraiment savoir de quoi on parle : "les manuels abondent de vagues discussions, portant sur des sujets complexes et controversés (le programme suggère par exemple d'évoquer les limites de l'action de la Banque mondiale), et dont les élèves sont bien incapables de saisir les enjeux, faute de disposer des outils d'analyse nécessaires." Le Bordas apprendra tout de même dans son manuel de Terminale comment organiser le mouvement antimondialisation (p.360), et avec l'exemple du 11 septembre comment la mondialisation suscite la violence politique (p.361) !!!
Enfin sur le développement, on aurait envie de dire " Vive la décroissance ! " à la lecture que le professeur Martin Hellwig fait du Bréal : "Bien que certains tableaux et certains graphiques rendent compte pour partie du développement économique, il semble y avoir quelque réticence à dire que les deux cents dernières années ont été remarquables en ce qu'elles ont vu le passage d'une économie de subsistance, dans laquelle quelques membres des élites politiques seulement ne se souciaient pas de leur survie quotidienne, à notre type actuel d'économie où, du moins dans les pays développés, une telle préoccupation a disparu pour pratiquement l'ensemble de la population. J'ai conscience de ce qu'il est politiquement correct d'insister sur les coûts environnementaux et autres, mais je me demande pourquoi ce développement remarquable ne devrait pas être mentionné. De même, le politiquement correct mis à part, je me demande pourquoi on paraît réticent à dire que ce remarquable développement semble aller de pair avec celui du marché, et de la libre circulation des idées et des innovations (Serait-il pertinent d'avoir un chapitre sur l'expérience des pays socialistes en matière de croissance et d'innovation ?)."
Parmi tous les outils négligés, ceux utilisés par les théoriciens libéraux n'apparaissent que peu et les manuels renforcent ce malencontreux oubli. Ainsi la synthèse des rapporteurs de l'Académie des Sciences Morales et politiques est sévère mais tellement juste : "S'y ajoutent (pour les manuels), toutefois, des critiques spécifiques, liées avant tout à l'étonnante méconnaissance de la science économique contemporaine qui s'y manifeste, sans qu'il soit possible de dire si cette méconnaissance provient uniquement d'un respect trop littéral des indications du programme, ou résulte aussi d'un parti pris explicite. On a, au total, l'impression d'une exacerbation des lacunes du programme, les manuels accordant encore moins de poids que prévu à l'analyse fondamentale. Enfin, le choix des textes paraît souvent relever de présupposés que l'on a du mal à ne pas qualifier d'idéologiques."
Parmi de multiples exemples des sottises enseignées on trouve celle-ci relevée par les rapporteurs : "Le manuel des éditions Bordas, classe de Première, affirme (p. 241) que "le marché, laissé à la libre initiative de ses intervenants, a une tendance mécanique à la concentration, auquel cas la concurrence s'y autodétruit". Cette affirmation, clairement idéologique, est de plus totalement fausse ; on aimerait lui trouver la moindre justification empirique sérieuse, ce que le manuel se dispense de fournir."
Ou encore celui-là dans la tonalité du libéralisme qui aurait prouvé sa faillite en 1929, une bêtise dans le manuel Bréal relevée par le professeur Hellwig : "une image d'une file d'attente de chômeurs durant la dépression des années 30 sert à illustrer les défaillances du marché. La littérature académique sur la grande dépression est pourtant unanime à considérer que celle-ci a résulté essentiellement de défaillances d'organismes publics, et plus spécifiquement de l'incapacité de la Réserve fédérale à fournir au marché les liquidités indispensables pour éviter l'effondrement du système de paiements".
Encore plus fort : "L'ouvrage des éditions Hatier offre une citation extraite de l'Antimanuel d'économie dans laquelle B. Marris affirme que l'équation quantitative résume la totalité de la théorie monétaire (qui est, dans une note de bas de page, assimilée à la vision "monétariste" ou "libérale"), et que cette théorie nie l'impact de la monnaie sur l'économie. L'inculture économique révélée par ces lignes est proprement stupéfiante. D'une part, la théorie monétaire ne se limite évidemment pas au monétarisme. En second lieu, Milton Friedman, le pape du monétarisme, a reçu le Prix Nobel pour ses travaux soulignant précisément l'impact de court terme de la politique monétaire sur l'activité réelle".
Le professeur Martin Hellwig
se focalisant sur les parties relatives à la régulation par le marché et à l'intervention
de l'État en vient à constater "combien ils insistent sur ce que les marchés
font toutes sortes de choses de manière insatisfaisante, et que l'administration
gouvernementale " peut être cruelle, et incapable de faire passer des impératifs
humanitaires avant des contraintes de rationalité " (Bréal Première, page 247)
".
Il en déduit : "je ne serais pas surpris que les jeunes qui suivent ce programme
soient peu capables de participer à une discussion sur l'économie et les réformes
sociales sans céder à des séductions populistes."
Le professeur José Scheinkman, à l'étude du manuel Hatier, fait d'ailleurs le même constat que son confrère. Quant au professeur Xavier Vives, étudiant le Bordas, sa conclusion est sans appel : "Il me semble aussi que les programmes actuels pourraient bien être instrumentalisés afin de rendre les élèves méfiants à l'égard du marché et conforter le besoin de le " contrôler "".
Une accusation grave qui laisserait à penser que les classes de SES sont des lieux d'endoctrinement. Je ne suis pas loin d'en être persuadé à la lumière de la petite enquête que j'ai mené précédemment (Au-delà des manuels, des élèves sous influence).
Ce sabotage de la compréhension de l'économie est-il voulu ? On pourrait effectivement le penser quand on ajoute à tout cela que le doyen des sciences économiques (membre de la commission Guesnerie) et que le ministère soutiennent la semaine de l'anticapitalisme à l'école dite "Semaine de la Coopération"…
La conclusion des rapporteurs nous convient donc tout à fait : " In fine, la lecture des programmes comme des manuels révèle des lacunes graves. Des trois objectifs mentionnés au début de ces commentaires - combiner les problématiques et les outils d'analyse de différentes disciplines, faire acquérir aux élèves des éléments de connaissances scientifiques, et montrer que des théories souvent concurrentes et parfois complémentaires sont nécessaires pour éclairer la réalité sociale - seul le second nous paraît conforme avec l'ambition que devrait avoir un enseignement de sciences économique dans le secondaire. Il est attristant de constater que, du fait de la structure du programme et des lacunes des manuels, il est très improbable qu'il soit atteint. On aimerait pouvoir dire, au moins pour la partie concernant la science économique, que l'élève ne retirera de cet enseignement que peu de bénéfices.
Mais même cette conclusion paraît trop optimiste ; il est difficile d'écarter l'hypothèse que cet enseignement, inadapté dans ses principes et biaisé dans sa présentation, soit en fait néfaste. "
Xavier COLLET, le 18 septembre 2008