Keynes : l'équilibre de sous-emploi


Éléments biographiques

John Maynard Keynes

1883 est définitivement une année fertile puisqu'elle vit la mort de Marx mais aussi la naissance de Schumpeter et de John Maynard Keynes. Il naît donc à Cambridge, en Grande-Bretagne et se consacrera à l'économie qu'il enseignera à partir de 1909 après un début de carrière en tant que fonctionnaire au ministère des Affaires de l'Inde. Sa connaissance des mécanismes boursier l'amènera à donner un rôle important aux anticipations des agents économiques. C'est à partir d'une analyse macroéconomique et de l'intégration du comportement des agents qu'il remettra effectivement en cause l'économie néo-classique. Il obtiendra l'attention des gouvernants puisqu'il exercera en tant que conseiller du Trésor public britannique et sera le délégué de son pays à la conférence de Bretton Woods qui donnera naissance au nouvel ordre économique international. Son principal : Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie sera publié en 1936 et constitue encore de nos jours le bréviaire économique des dirigeants politiques. Il verra ses thérapies économiques mises en oeuvre puisqu'il décède en 1946.

 

I. Le plein emploi est l'exception

A. Une remise en cause des modèles économiques en vigueur

La théorie Néo-Classique suppose l'équilibre simultané de tous les marchés par l'ajustement des prix en fonction de l'offre et de la demande. Le marché du travail n'échappe pas à cet ajustement puisque le salaire doit permettre le plein-emploi pour tout ceux qui désirent travailler au salaire d'équilibre. Le seul chômage possible serait donc un chômage volontaire concernant ceux pour lesquels l'utilité du temps libre est supérieur à son coût d'opportunité au salaire en vigueur. Dans une vision dynamique, il faut aussi considérer le chômage frictionnel appelé aussi chômage de mobilité et dû au délai de passage d'un emploi à un autre, passage non instantané mais de faible durée impliquant un niveau perpétuel de chômage de 3 à 4 % constitutif du plein emploi.

 

Keynes refuse le modèle de l'équilibre général des marchés. Il suppose l'existence de crises de surproduction contredisant en cela la loi des débouchés de Jean-Baptiste Say. Il suffit de supposer la rigidité des prix pour l'offre ne puisse s'ajuster à la demande, des prix maintenus à un niveau trop élevé générant une surproduction et des prix à la baisse pouvant impliquer des faillites.

B. L'épargne n'est qu'un reliquat

Inspirateur des hommes politiques, Keynes donnera un pouvoir encore jamais atteint aux politiques en légitimant la remise entre leurs mains des destinées économiques du pays. Il adoptera cependant une attitude iconoclaste en rejettant certaines valeurs bien ancrées dans la société d'alors, se moquant de l'effort à la base d'acquisition de patrimoine. Il considère ainsi l'épargne comme un simple reliquat, c'est-à-dire ce qui n'est pas consommé. Cette conception de l'épargne comme un acte passif conduit Keynes à critiquer les Classiques et les Néo-Classiques qui encouragent la frugalité au nom de l'accumulation du capital. Au contraire Keynes évoque "l'euthanasie des rentiers", il ne justifie pas le taux d'intérêt qui récompense la renonciation à la liquidité car il veut inciter à la dépense, reprenant la fable des abeilles de Mandeville.

D'ailleurs Keynes considère que l'épargne est toujours égal à l'investissement, ce qui se vérifie mais uniquement en économie fermée. Par conséquent pourquoi récompenser l'épargne, il est donc favorable à des taux d'intérêts faibles puisque ceux-ci encouragent les investissements (donc l'épargne).

C. Surproduction et déflation

Keynes se veut un observateur attentif de la crise de 1929, il la décrit comme une crise de surproduction. Il l'explique à partir de l'appauvrissement qui est résulté de la crise boursière, ainsi que des anticipations pessimistes des entreprises qui se sont précipitées pour vendre leur production et leur stock. En est résultée une offre supérieure à la demande donc une chute des prix qui n'a fait que réaliser les anticipations de surproduction des entreprises. Après s'être débarassées de leurs stocks les entreprises limitent donc leur production et en conséquence cessent d'investir et d'embaucher. C'est alors que se développe un chômage de masse portant atteinte au pouvoir d'achat des ménages donc entraînant une sous-consommation et une spirale déflationniste. La baisse continue des prix est due au pessimisme des entreprises alimentant chômage et baisse du pouvoir d'achat, mais aussi à l'attentisme des consommateurs qui, attendant une nouvelle baisse des prix, reportent à plus tard leur consommation. Mettre fin à cette spirale implique donc, pour Keynes, le retour à des anticipations positives des entreprises en terme de demande.

II. La relance est la condition d'un équilibre de plein emploi

A. Agir sur les anticipations des entreprises

Toute la réflexion de Keynes va porter sur les moyens d'encourager les investissements afin d'augmenter le niveau de l'emploi dans les entreprises et donc de réaliser l'équilibre de plein-emploi. Et justement pour dynamiser les investissements il faut que l'efficacité marginale du capital soit élevée.

Cependant cette efficacité marginale du capital n'est jamais connue, elle ne peut être qu'anticipée et est très volatile. Ainsi il faudra déjà pour qu'une entreprise investisse que le taux d'intérêt réel ne dépasse pas l'efficacité marginale du capital, sinon il vaut mieux placer ses liquidités. Il faudra aussi que les technologies soient stables sinon les investissements réalisés seront dépassés, il faut aussi tenir compte des rendements décroissants du capital.

Moralité, avec toutes ces incertitudes l'investissement réalisé assure difficilement le plein emploi, il faut donc agir sur les anticipations des entreprises quant à l'efficacité marginale du capital, ceci en faisant anticiper une demande effective (consommation privée et publique) importante. Keynes parle là de "rétablir la confiance". On en vient au rôle de l'Etat en matière d'investissement, incitateur, il doit aussi prendre en charge une partie des dépenses d'investissement.

Il faut donc mettre en place une politique monétaire de taux faibles et une politique budgétaire de dépenses publiques à l'exemple notamment de celle des Grands Travaux de Roosevelt ou de remilitarisation dans l'Allemagne nazie. Les commandes publiques viennent ainsi suppléer une consommation faible et permettent donc d'assurer des débouchés aux entreprises en déclenchant un effet multiplicateur et un effet accélérateur.

L'accroissement du rôle de l'Etat est effectivement pour Keynes la solution à l'équilibre de sous-emploi. Au delà de la politique industrielle se trouve la politique des revenus comme un moyen d'échapper à ce qu'il qualifie de spirale déflationniste, d'après son analyse fallacieuse de la crise de 1929.

B. Relancer la consommation des ménages

Mais les anticipations de commandes des entreprises ne se fondent pas seulement à partir des dépenses publiques, elles intégrent aussi les dépenses privées. Or le maintien de ces dépenses privées n'est pas compatible avec la baisse des salaires prônée pour résoudre le chômage. Selon Keynes, les entreprises s'inquiètent davantage de la demande que du coût de production. Ainsi, la baisse des revenus primaires des consommateurs ne contribuerait qu'à réduire la demande anticipée des entreprises.

Il faudrait donc, au contraire, développer la consommation des ménages et pour cela, par une politique des revenus, agir aussi bien sur les revenus primaires que sur les revenus disponibles.

En matière de revenus primaires, sachant que la grande majorité de la population est salariée, Keynes favorise la rigidification à la baisse des salaires. On peut aussi parler là d'un pacte fordiste avec une législation qui impose des salaires minimums et la consécration du rôle des conventions collectives. Ainsi c'est le code du travail qui impose sa prééminence sur le contrat de travail et donc l'autonomie de la volonté.

En matière de revenus disponibles, Keynes veut favoriser les revenus de ceux dont la propension à consommer est la plus forte, il propose donc d'augmenter les allocations des plus pauvres dont les chômeurs au risque de resserer l'écart entre revenus disponibles du travail et du non-travail (trappe à la pauvreté), il théorise ainsi le rôle de l'Etat-Providence qui se met progressivement en place dans les pays industrialisés.

Mais Keynes entend aussi par l'instauration d'un système de protection social dégonfler l'épargne de précaution afin là encore d'augmenter le niveau de la demande.

C. Inflation et illusion monétaire

L'inflation n'est pas un problème pour Keynes, il s'en réjouit même car il suppose que, de toute façon, les salariés sont victimes de l'illusion monétaire, une hausse des salaires nominaux du même niveau que l'inflation va augmenter leur niveau de consommation alors même que leur pouvoir d'achat n'a pas bougé. C'est cette même illusion qui expliquerait la courbe de Philips, l'inflation en baissant les salaires réels permettrait de réduire le chômage sans limiter la consommation. Ainsi si les salaires nominaux sont rigides à la baisse, il n'en va pas de même des salaires réels.

 

Mais l'inflation a un autre avantage, en ruinant l'épargne, elle incite à davantage de consommation. Evidemment, nul n'a intérêt à épargner lorsque l'inflation rend les taux d'intérêts réels négatifs puisque ceux qui ont renoncé à la liquidité en effectuant des placements s'appauvrissent au bénéfice de leurs débiteurs, et ceux qui thésaurisent s'appauvriront quelques soient les taux d'intérêt.

 

III. Actualité de la pensée de Keynes

A. Une pensée institutionnelle

Philippe Simonnot consacre plusieurs chapitres de son ouvrage "39 leçons d'économie contemporaine" à Keynes, il y explique la raison du succès de ses idées. "En France, on peut dire que toute l'élite a succombé au charme keynésien. Il s'est même trouvé un poète et un philosophe en la personne de Georges Bataille pour se ranger sous la bannière du keynésianisme ouvertement et non sans naïveté. On aurait dit que la Théorie Générale était exactement faite pour légitimer l'activisme de la technocratie française. C'était le livre que l'Etat hérité de Louis XIV, de Colbert, de Napoléon attendait. L'E.N.A. a été et est encore un haut lieu de l'économie keynésienne. Il en reste des traces chez nos ministres actuels, de gauche ou de droite, dont la plupart sont sortis de cette école."

 

Encore une fois, il ne s'agit pas pour Keynes de transformer le système capitaliste ; il s'agit seulement de le sauver de sa propre destruction s'il est laissé à lui-même. C'est une idée encore aujourd'hui très répandue. Le capitalisme serait une espèce d'animal sauvage que l'État serait chargé de domestiquer pour en tirer le maximum d'avantages pour tout le monde. Keynes ne dit pas autre chose quand il écrit : «L'élargissement des fonctions de l'État[...] nous apparaît et comme le seul moyen possible d'éviter une complète destruction des institutions économiques actuelles et comme la condition d'un fructueux exercice de l'initiative individuelle. » Bref, l'individu a besoin d'une certaine dose d'étatisme pour être libre.

Il n'y a qu'un inconvénient, c'est que l'État a aujourd'hui tellement grandi qu'on ne peut plus l'élargir sauf à empêcher complètement ce qui reste du «fructueux exercice de l'initiative individuelle», et qu'il est donc nécessaire au contraire de rétrécir le domaine étatique. Bref, les dernières considérations de Keynes condamnent par elles-mêmes le keynésianisme depuis soixante ans. À vrai dire, Keynes s'en fichait bien. Ce qui l'intéressait, c'était de tirer d'affaire le capitalisme hic et nunc. À long terme, avait-il coutume de dire, nous serons tous morts. En quoi on ne peut lui donner tort.

La considération du long terme est d'ailleurs le grand argument des partisans des interventions étatiques. L'État est censé être capable de corriger la myopie du marché. Comme si les hommes politiques voyaient plus loin que les hommes d'affaires. Ce lieu commun, il serait tout de même temps de le remettre en cause. Les hommes politiques sont d'abord préoccupés de leur élection ou de leur réélection. Cela ne les incite pas à porter leur regard sur des horizons lointains. «Après moi le déluge» est une formule que l'on attribue à un roi de France, non au patron d'une entreprise.

 

Philippe SIMONNOT, 39 leçons d'économie contemporaine

 

1. Pourquoi Keynes se veut-il le sauveur du capitalisme ?

2. Que faudrait-il encore pour sauver le capitalisme, en quoi est-ce contradictoire ?

3. Le souci du court terme est-il généralement considéré comme l'apanage des capitalistes et des hommes de l'Etat ?

 

B. La crise du Keynésianisme

La France représente aujourd'hui une exception dans le sens où les économistes croient encore majoritairement aux politiques keynésiennes et au modèle social qui y perdure et qui est défendu par les théoriciens de l'école de la régulation.

Pourtant la crise de stagflation dans laquelle ont dégénéré les Trentes Glorieuses semble être la conséquence des politiques Keynésiennes. Ses effets se synthétisent par la coexistence d'un chômage de masse, d'une croissance faible et d'une inflation persistante, alors qu'au contraire les périodes de crises étaient originellement marquées par la déflation. Face à cette situation de crise, la politique de relance de 1981-1982 s'est soldée en France par un échec retentissant portant durablement atteinte à la compétitivité française et imposant des dévaluations en chaîne.

Désormais, dans le cadre de la monnaie unique, la politique économique française pose problème, le rôle important de l'Etat dans l'économie est remis en cause face aux déficits publics et à la dette écrasante impliquant des tendances inflationnistes (financement des déficits par avances au Trésor) et récessives (effets d'éviction sur le fnancement des investissements privés). Mais le plus grand reproche que l'on puisse faire aux politiques de relance par le déficit sont liées à un contexte d'ouverture des économies dans lequel l'effet multiplicateur est amoindri alors que l'inflation rend les produits français plus chers pour les étrangers et les produits étrangers moins chers pour les français. La relance ne favorise donc pas la hausse de la demande effective en direction des entreprises françaises, les déficits qu'elle creuse ne sont donc plus comblés par des rentrées fiscales plus importantes perçues sur une assiette en expansion mais par la hausse des prélèvements obligatoires, laquelle déprime le pouvoir d'achat.

On peut donc attribuer aux politiques inspirées de Keynes un chômage durable donc un effet contraire à celui voulu initialement, mais aussi une hypertrophie de l'Etat dont les dépenses dépassent la moitié du revenu national, de ces deux phénomènes résultent la trappe à la pauvreté et l'effet Laffer.

C. L'introduction des anticipations en tant que règle des comportements économiques

Keynes apporte tout de même sa contribution à la science économique en redonnant de l'importance au rôle de l'entrepreneur et au phénomène d'incertitude. Il corrige ainsi des erreurs qui remontent à Adam Smith et au caractère statique et mécanique du modèle walrasien de l'équilibre général. Il doit ce perfectionnement à sa connaissance des mécanismes boursiers dont il tire le rôle moteur des anticipations dans les comportements économiques des agents. Ainsi il écrit dans Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie : « La technique du placement peut-être comparée à ces concours organisés par les journaux où les participants ont à choisir les six plus jolis visages parmi une centaine de photographies, le prix étant attribué à celui dont les préférences s'approchent le plus de la sélection moyenne opérée par l'ensemble des concurrents. Chaque concurrent doit donc choisir non les visages qu'il juge lui-même les plus jolis, mais ceux qu'il estime les plus propres à obtenir le suffrage des autres concurrents, lesquels examinent tous le problème sous le même angle. Il ne s'agit pas pour chacun de choisir les visages, qui autant qu'il puisse en juger sont réellement les plus jolis ni même ceux que l'opinion moyenne considérera réellement comme tels. Au troisième degré où nous sommes déjà rendus, on emploie ses facultés à découvrir l'idée que l'opinion moyenne se fera à l'avance de son propre jugement...».

Si les anticipations mènent le monde, générent des comportements moutonniers, des bulles, il suffit alors d'agir sur elles pour obtenir les résultats que l'on veut. Mais si le monde croit en la théorie keynésienne de la surproduction plutôt qu'en la loi des débouchés alors il y aura bien surproduction. Voila une prédiction auto-réalisatrice, il suffirait donc que l'on ne croît plus aux théories de Keynes pour qu'elles cessent d'être efficaces. Ne croyons plus en la surproduction et la spirale déflationniste disparaît. Les théoriciens des anticipations rationnelles ont perfectionné cette réflexion pour invalider bien des éléments du modèle keynésien. Effectivement, il suffit que les agents économiques échappent à l'illusion monétaire et comprennent que le caractère inflationniste de la relance limite leur pouvoir d'achat pour que cette relance ne puisse augmenter la demande effective donc échoue à résorber le chômage.