La mobilité
sociale intergénérationnelle signifie la possibilité d'évoluer
sur une ou plusieurs générations d'une strate à une autre.
Cette possibilité est ouverte par l'égalité des droits,
mais l'influence de la famille et plus largement du milieu social d'origine
apparaît souvent comme un obstacle à cette mobilité. On
prétend que lever ces obstacles permettrait de réaliser l'égalité
des chances mais l'actualité nous montre que pour obtenir ce résultat
on devrait sacrifier l'égalité des droits.
I. Mobilité ou reproduction sociale ?
A. Sociétés fermées et sociétés ouvertes
1. Définir et opposer ces deux types de société
On peut opposer les sociétés aristocratiques que sont les sociétés féodales et les sociétés de castes dans lesquels les statuts sociaux sont assignés par la naissance aux sociétés démocratiques dans lesquelles la mobilité sociale est possible et permise par le principe d'égalité devant la loi.
C'est d'ailleurs selon ce principe d'égalité des droits que nous
considérons comme injustes des situations figées dans lesquelles
nul n'aurait le droit de sortir de son groupe social d'origine, et c'est selon
le principe d'égalité des chances que nous critiquions toute société
dans laquelle l'opportunité de sortir de son groupe social d'origine
n'est pas assurée. Les inégalités de condition seront donc
d'autant plus tolérables qu'elles dépendent des mérites
("il n'est rien de plus injuste que de donner à celui qui ne mérite
pas" Ayn Rand) et non de la naissance ou de l'environnement social.
Nous pouvons parler de "société fermée" pour
qualifier des sociétés dans lesquelles ni la liberté individuelle
ni la responsabilité individuelle ne sont reconnues et où les
situations sociales sont figées. Au contraire, la "société
ouverte" suppose une évolution sociale fondée sur ces deux
valeurs et donc sur la liberté de choisir son destin.
2. Egalité des chances et inégalités des conditions
Ce type de société ouverte s'oppose à la constitution de "classes", ces dernières, typiques des sociétés fermées sont érigent des barrières quasi infranchissables entre groupes sociaux. Effectivement la condition d'existence des classes sociales est leur permanence et leur reproduction intergénérationnelle, condition de mise en place d'une culture particulière transmissible et déterminant une conscience de classe.
Les Etats-Unis ont pu ainsi être considérés comme un pays sans classe, ce qui ne signifie pas un pays où les inégalités n'existent pas mais où les jeux ne sont pas faits à la naissance. Le faible déterminisme social permet donc une mobilité fondée sur les capacités et les mérites personnels, on parlera là de méritocratie. Ceci suppose l'égalité des chances et résulte en une structure sociale inégale mais plus légitime car les discriminations y sont considérées comme légitimes. Mais attention, la méritocratie à l'Américaine est davantage basée sur le marché chacun doit faire ses preuves et les succès n'y sont jamais définitif alors que la méritocratie à la Française est basée sur l'État à travers les diplômes qu'il dispense et qui permet une accession acquise à des postes.
Concentration méritocratique : l'ENA
Si l'égalité des chances résulte également dans des inégalités de conditions en fin de course, elle n'empêche pas une hérédité sociale basée sur le modèle familial. Ainsi, quelque soit la situation sociale des parents, les enfants par goût ou détermination culturelle peuvent choisir de reproduire cette situation sociale. On peut ainsi revoir la notion d'égalité des chances non pas en terme de possibilité d'évolution mais de volonté d'évolution car une forte "conscience de classe", une volonté à épouser sa condition d'origine rend inopérants tous les dispositifs d'égalisation des chances. D'ailleurs les sociétés les plus marquées par des cultures de classe admettent mal la mobilité sociale et peuvent même la considérer comme une forme de trahison. Dans le cas d'une ascension sociale, celui qui s'élève au-dessus de son milieu d'origine peut être mal vu mais aussi rejeter ses origines, on parle là d'un "conflit de loyauté".
B. La mobilité brute (ou totale) et ses composantes
1. La mobilité structurelle
La structure des professions évolue tout au long du développement. Il en résulte une baisse du poids des agriculteurs et des ouvriers dans la population avec une hausse corrélative des professions qualifiées, ceci doit donc déterminer un besoin plus important de PCS intermédiaires et supérieures. On peut facilement constater cette évolutions en vérifiant l'évolution dans le temps des types d'emplois offerts. Ainsi que vont devenir les enfants d'agriculteurs alors que la hausse de la productivité agricole fait que le besoin en paysan a chuté ? Ils devront changer de PCS, effectivement seulement le quart des fils d'agriculteurs le demeurent. Quant aux cadres dont le besoin augmente, où peut-on les recruter puisque les enfants de cadres ne seront pas assez nombreux ? Là encore ce besoin va déterminer une mobilité ascendante d'enfants d'ouvriers, d'employés et surtout de professions intermédiaires au statut cadre ...
Le différentiel de fécondité par catégorie sociales, on parle de fécondité différentielle, détermine aussi la mobilité sociale. Ainsi la fécondité plus forte chez les ouvriers que chez les cadres, alors que la part des ouvriers dans la population active diminue et celle des cadres augmente impliquera une mobilité plus importante des fils d'ouvriers.
2. La fluidité sociale
Faute de cette mobilité structurelle la part de chaque PCS dans la population resterait la même. Dans ce cas et à taux de fécondité identique par PCS, la mobilité nette implique que l'ascension de certains doit se payer par une démotion sociale d'autres membres du corps social. On déterminera donc cette mobilité nette en soustrayant la mobilité structurelle de la mobilité brute (le nombre d'individus mobiles) et on considérera que cette mobilité nette mesure la fluidité de la société indépendamment de la mobilité structurelle. Sur la décennie 90 on estimera à 40 % cette fluidité, le reste de la mobilité est due à l'évolution des PCS dans la société française.
3. La mobilité sociale en France
La transmission du milieu social du père au fils reste importante, ceci n'empêche pas une certaine mobilité sociale, mais celle-ci s'opère principalement entre des catégories socialement proches : professions intermédiaires et cadres ou encore ouvriers et employés. La catégorie la plus hétérogène : celle des employés est sans surprise très mobile (32,2% des fils d'employés occupent une profession intermédiaire et 22,2% sont devenus cadres). D'ailleurs on observe une mobilité ascendante dans les autres classes moyennes, chez les enfants de profession intermédiaire (35,5% d’entre eux sont devenus cadres) et chez les enfants de commerçants (21,7% évoluent vers le statut cadres). Si l'évolution descendante appelée démotion est possible dans les milieux intermédiaires (27 % des fils d'employés deviennent ouvriers et 25 % des fils de professions intremédiaires deviennent employés et ouvriers), elle est rare dans les milieux supérieurs. On y observe un effet de cliquet que l'on peut attribuer à l'appui familial dans l'obtention d'une situation professionnelle "socialement acceptable".
II. Les facteurs de mobilité
A. Le rôle de l'école
On peut bien parler de massification des études puisque 60 % des jeunes obtiennent désormais le bac contre à peine 10 % dans les années 1960. Le terme démocratisation est aussi de rigueur puisque l'accès à l'université s'ouvre aux enfants d'ouvriers, mais il reste tout de même des filières d'élites et celles-ci sont très faiblement accessibles aux milieux populaires. Pour autant, le diplôme opère une discrimination de nature méritocratique et donc l'école reste perçue comme l'institution capable de permettre la mobilité sociale ascendante des milieux populaires. En réalité le diplôme ne garantit pas cette mobilité puisque même à diplôme supérieur à ceux des parents, les enfants peuvent demeurer dans leur PCS d'origine (paradoxe d'Anderson qui s'explique par le fait que la hausse du niveau des diplômes a été plus rapide que l'augmentation du nombre de postes qualifiés à pourvoir) ; mais son absence pour les enfants des PCS - empêchera la mobilité.
À diplôme égal, le fils de cadre supérieur connaîtra généralement une position sociale plus élevée que le fils d'ouvrier
1. Bourdieu, une approche holiste
Comme nous avons vu l'hérédité a son importance dans la mobilité sociale, à travers le processus de socialisation primaire les parents transmettent une culture. La famille fait également profiter ses enfants d'un patrimoine économique et d'un environnement relationnel, Pierre Bourdieu évoquera à cet égard la transmission d'un "capital économique, culturel et social". À partir de ce constat, Bourdieu expliquera les inégalités entre les enfants de familles ouvrières ou bourgeoise, non tant par des moyens financiers différents, mais par un héritage accumulable de générations en générations, non taxable celui-là, en capital culturel et un capital social c'est-à-dire relationnel. Il s'agit là d'une approche holiste qui ne tient pas compte des calculs et des choix individuels. Il définira le capital relationnel comme des connaissances, des références culturelles et des compétences de nature intellectuelle ainsi que des goûts comme ceux de la lecture, de la poésie, du théâtre, lesquels seraient valorisés par l'école bourgeoise. Bourdieu accuse donc l'école de propager la culture de la "classe dominante" et d'imposer l'acculturation comme condition de réussite aux enfants d'ouvriers. Il parle là d'une violence symbolique consistant à obliger un enfant à assimiler des codes complexes qu'il n'utilise pas naturellement dans son milieu, comme l'affirme un disciple de Bourdieu : "ce qu'exige l'école de l'enfant prolétaire, c'est moins, en soi, d'apprendre à construire une phrase et à maîtriser le vocabulaire des bourgeois qu'à adopter une forme de langage qui le nie profondément, lui, comme sujet" (J.P. Terrail Destins ouvriers, la fin d'une classe ? Puf 1990).
On peut reprocher à Bourdieu d'émettre des théories auto-réalisatrices, en effet en considérant que l'école n'a pas à véhiculer une culture bourgeoise il ne permet plus aux strates les plus pauvres de s'élever alors que la culture bourgeoise passe par la famille donc avantage les enfants de la bourgeoisie. Ceci est aussi cocasse quant on sait l'influence que Bourdieu a eu sur la transformation de l'école et la valorisation de disciplines et de contenus plus accessibles aux ouvriers avec les résultats désastreux en terme de passeport pour la réussite que l'on sait. Mais au-delà de l'école Bourdieu explique l'effet de dominance par le capital social, il s'agit surtout des relations utiles, celles qui peuvent permettre de bénéficier de quelques avantages comme la cooptation ou le népotisme (piston) ou qui permettront de repêcher l'héritier pas trop doué.
Mais le capital culturel détenu par les ouvriers n'est pas seulement inégal à celui des PCS +, il est aussi différent et implique des façons de s'exprimer, des goûts différents, donc l'expression de codes sociaux propres à l'origine sociale, ceux-ci sont discriminants lors des barrages d'entretien pour entrer dans des écoles ou pour un recrutement en entreprise. On en revient à la notion d'habitus dans laquelle même à capital économique plus important, le fils d'un gros commerçant devrait posséder un désavantage vis-à-vis d'un fils de cadre supérieure pour intégrer l'ENA, capital culturel et social font encore la différence.
2. Boudon, une approche individualiste
Pourtant la famille peut également être un vecteur de mobilité sociale ascendante, . Mais les parents peuvent avoir un rôle plus actif, il leur suffit de valoriser la réussite de leurs enfants, d'investir dans leurs études et de leur fournir un soutien ainsi qu'une stimulation morale. C'est là le raisonnement de Raymond.Boudon, qui, contrairement à Bourdieu favorise l'individualisme méthodologique, c'est-à-dire explique un phénomène social à partir des choix individuels. Il n'attribue pas à l'école la reproduction des inégalités mais l'impute aux stratégies familiales. Son analyse peut se rapprocher effectivement d'un calcul à partir de la notion de capital humain et de celle d'un arbitrage coût avantage dans lequel les milieux supérieurs et intellectuels considèrent que le coût des études (financier et coût d'opportunité) est inférieur à ce qu'elles rapportent. Alors que les milieux populaires surestiment le coût des études et en sous-estiment les avantages en terme de carrière, ce qui les conduit à privilégier pour leurs enfants des filières courtes et peu valorisées.
Aller plus loin : La théorie de la résilience suppose que les épreuves, la pauvreté peuvent générer un désir de s'en sortir et une capacité de progresser plus importante que celle que l'on trouverait chez le fils de famille.