Les ordres intermédiaires entre nature et artifice


 

 Philippe 
Nemo

On a pris conscience progressivement qu'il existait des réalités ne relevant ni de l'ordre naturel ni de l'ordre artificiel.

 

Soit, par exemple, le langage. Ce n'est pas un ordre naturel, car s'il l'était ; tous les hommes parleraient la même langue et, par ailleurs, il n'y aurait pas d'évolution historique des langues. Or on sait que ce n'est pas le cas. Donc les hommes créent, d'une certaine manière, les langues qu'ils parlent.

Cependant, celles-ci ne sont pas pour autant des ordres construits par la raison. On n'a jamais réussi à créer une langue artificielle (même l'espéranto, qui est d'ailleurs fort peu utilisé, est bâti sur la base de plusieurs langues naturelles existantes). En fait, la langue s'impose à l'homme individuel : elle est pour lui un ordre extérieur et non manipulable, comme les ordres naturels. Si l'on s'en tient au dualisme traditionnel nature/artifice, il est donc impossible de conclure quant au type d'ordre dont relève le langage. Celui-ci n'est ni naturel ni artificiel, et il est un peu les deux.

 

Si l'on examine maintenant la morale ou le droit, qui sont évidemment des "ordres" essentiels pour la pensée sociopolitique, les mêmes réflexions s'imposent. Ce ne sont pas des ordres naturels, car personne n'a pu créer ex nihilo une morale ou un système juridique, comme un ingénieur pense et construit une machine ou un autre artefact. D'ailleurs, qui se sentirait obligé par une loi morale dont on saurait qu'elle a été créée par un ou quelques hommes à un moment identifiable du temps ? Une telle création artificielle serait perçue comme pouvant être, à tout moment, à nouveau critiquée et changée, et l'on ne pourrait croire qu'elle s'impose au même degré à tous, ce qui paraît pourtant impliqué par l'idée même de morale (la morale est constituée d'"impératifs catégoriques", dont on peut disposer librement).

 

Et pourtant, la morale et le droit ne sont pas non plus des ordres naturels : sans quoi tous les peuples auraient en tout temps le même droit et la même morale, ce que contredit l'histoire, laquelle nous apprend en outre que la morale et le droit sont dans une large mesure une création des hommes - par la jurisprudence, la législation, et, pour ce qui concerne la morale, par les grandes fondations doctrinales comme celles de Moïse, de Socrate, du Christ, de Mahomet...

Même contradiction insoluble, donc, que dans le cas du langage.

 

Cicéron était vaguement conscient du problème de l'inclassabilité de ces ordres. Au Moyen Âge, la question s'est posée à un Saint Thomas, qui pensait qu'il y avait un « prix naturel », mais qui constatait que les prix variaient sur le marché et qu'on ne pouvait attribuer ces variations à la seule volonté, généreuse ou malicieuse, des dirigeants ou des marchands, et qui fut donc obligé d'admettre qu'une autre réalité, ni naturelle, ni artificielle, se profilait dans ce phénomène.. En discutant de la «loi divine », «ancienne» et «nouvelle », il a également pris conscience de ce qu'on pourrait appeler une historicité des lois.

Mais c'est seulement aux Temps modernes et contemporains que les penseurs ont pris pleine conscience de la spécificité de ces ordres et qu'a été construit explicitement et scientifiquement leur concept. Des économistes thomistes du XVIième siècle diront que les prix sont établis par "Dieu", ce qui désigne un autre responsable que la nature ou l'homme. Boisguilbert évoquera la "Providence» qui a permis que des hommes méchants et enfermés dans leurs pêchés se rendent néanmoins mutuellement service par les processus du marché : ni la nature ne voulait une telle solution, ni l'homme ne pouvait l'inventer par sa seule raison.

Bernard Mandeville montrera comment des «vices privés » peuvent produire des « bienfaits publics », c'est-à-dire comment les hommes, mus par leurs passions et poursuivant chacun un but personnel, peuvent néanmoins contribuer à faire émerger un ordre collectif fécond et productif. Or cet ordre n'est certes pas artificiel, puisque les hommes n'ont ni l'intention ni la conscience de le construire, ils croient seulement s'occuper de leurs affaires privées ; il n'est certes pas naturel, puisque la ruche abandonnée à elle-même et rendue à sa nature primitive tombe rapidement dans la misère.

 

Hume expliquera clairement comment les "conventions" qui définissent la "justice " sont l' œuvre des hommes sans être l'œuvre de la raison humaine. Adam Ferguson parlera d'ordres qui résultent des actions des hommes mais non de leurs intentions, et Adam Smith évoquera enfin la fameuse main invisible du marché, pourvoyeuse d'ordre alors qu'elle n'est pas la main d'un homme ni celle d'un Dieu, mais celle de la société qui s'organise ainsi elle-même, qui (Smith ne dit pas le mot) s'auto-organise.

Plus tard, Spencer, les économistes marginalistes, Walras, Jevons, Pareto, puis Carl Menger, Hayek et les modernes théoriciens des systèmes perfectionneront la compréhension théorique de la logique qui est à, l'œuvre, celle des ordres qu'on peut nommer « spontanés» ou auto-organisés ».

 

Dès lors, le problème politique était placé sous une toute autre lumière. Le but. des institutions de l'État et de l'ordre juridique n'était plus de coller à un prétendu ordre naturel, source unique de ce qui est juste, viable et fécond. Il n'était pas, non plus, de concevoir par la raison a priori un ordre social idéal ou utopique, qu'ensuite on appliquerait sur la réalité par une démarche révolutionnaire, « volontariste» et « constructiviste ».

Il était de concevoir les institutions les plus favorables à l'émergence d'un ordre social spontané tel que des actions humaines irréductiblement pluralistes pussent s'ajuster optimalement les unes aux autres et produire ainsi des réalités sociales supérieures : le droit abstrait, qui permet le marché et donc une performance économique sans précédent ; les institutions parlementaires et démocratiques, qui minimisent le risque que demeurent en place des dirigeants despotiques, ou que soient prises de mauvaises décisions publiques ; la liberté de la presse, qui permet l'apparition d'une vérité sociopolitique plus objective, les libertés académiques qui permettent l' émergence rapide de la science...

C'est, croyons-nous, ce changement fondamental de perspective qui a rendu possible, à la faveur d'une histoire intellectuelle qui s'étend sur quelque cinq siècles, l'élaboration des théories modernes de l'État démocratique et libéral.

Nous pensons que l'histoire de la pensée politique des Temps modernes et contemporains se confond avec cette élaboration et avec les résistances qui lui ont été opposées par des penseurs tributaires des deux paradigmes antérieurs.

 

Philippe NEMO, Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains, 2002, PUF

 

 

1. Qu'est ce qui distingue l'ordre naturel, l'ordre artificiel (décrété) et l'ordre spontané ?

2. Pour les Thomistes, de quel ordre découlent les prix ?

3. Quelles sont les fonctions de l'État dans le cadre de l'ordre spontané ?