Le pouvoir politique


I. Définir la politique

Lorsque Madame Arène dit : «Ils ont encore augmenté le prix du café », elle ne pense pas aux «ils» du village, mais à une catégorie bien plus dangereuse de «ils» : ceux dont la menace vient de l'extérieur de la commune... Les «ils» extérieurs à Peyrane sont dangereux parce qu'ils sont anonymes, intangibles et tout-puissants. Contre les «ils» de l'extérieur, l'individu n'a guère de moyens de défense, et c'est pourtant d'eux que viennent les plus grands des malheurs qui accablent les gens de Peyrane : l'inflation, les impôts, la guerre, le rationnement, la paperasserie administrative. (...)

L'identité des «ils» de l'extérieur varie. Le terme peut s'appliquer aux grosses sociétés, aux journaux, au syndicat d'initiative d'Avignon. Il désigne le peuple français, ou les Américains, ou les Russes, ou n'importe qui. Le plus souvent, cependant, il désigne le gouvernement français ­sous tous ses aspects - car c'est le gouvernement qui perçoit les impôts, qui fait la guerre, qui contrôle la production viticole et qui emploie des fonctionnaires incompréhensifs.

 

Cette attitude est directement contraire à ce qu'on enseigne aux enfants à l'école. Dans leur manuel d'éducation civique, ils lisent que le gouvernement est simplement la manifestation concrète de l'État, qui est lui-même la personnification politique de la patrie. Ils apprennent par cœur des phrases comme celles-ci :

-          La nation française a un corps, qui consiste dans son sol et dans les hommes qui vivent sur ce sol ; elle a une âme, formée par l'histoire, la langue, la tradition ;

-          Quand des hommes éprouvent de l'amour pour leur nation, elle devient une patrie ;

-          L'É tat est la nation organisée et administrée ;

-          Le gouvernement est l'organe dirigeant de l'Etat ;

-          Un bon citoyen cherche toujours à s'instruire. Il respecte la loi, paie honnêtement ses impôts, accepte le service  militaire et défend sa patrie quand elle est menacée (...).

      

Les enfants n'ont aucune difficulté à accepter la notion de patrie, car chez eux et dans le village, ils n'en entendent parler qu'avec amour et respect... Les enfants savent que la France est un pays privilégié par-dessus tous les autres, la « douce France», avec sa belle forme hexagonale. Ils savent que la langue française est celle de la civilisation et que partout de par le monde, les personnes civilisées considèrent la France comme leur seconde patrie. Au point de vue culturel, sentimental, géographique, esthétique, la population de Peyrane se sent partie intégrante de la patrie. Elle reconnaît ainsi qu'officiellement, légalement, statistiquement, elle fait partie de l'État, qu'elle respecte, mais qu'elle n'aime pas.

 

Malheureusement la patrie et l'État doivent se traduire en termes humains, et c'est ici que les gens de Peyrane refusent de croire aux «belles phrases» du manuel d'éducation civique. Théoriquement, le gouvernement peut être un aspect de la patrie, mais en fait, il est composé d'hommes, d'hommes faibles, stupides, égoïstes, ambitieux. Il est du devoir du citoyen de ne pas coopérer avec ces hommes, comme le voudrait le manuel, mais au contraire de les paralyser, de les empêcher par tous les moyens d'accroître encore leur emprise sur les individus et les familles. À Peyrane, tout le monde est d'accord : quiconque dispose d'une parcelle de pouvoir est mauvais. On peut peut-être être vertueux en s'occupant de politique, on ne peut le rester si on arrive au pouvoir. (...) Les électeurs de Peyrane sont tous d'accord pour dire que les chefs des partis pour lesquels ils votent sont «un tas de bandits». Même ceux qui ne s'occupent pas de politique, mais qui travaillent dans l'administration, sont atteints par la force corruptrice du pouvoir. Ils deviennent insensibles aux sentiments d'autrui. (...)

Bien entendu, une bonne partie des propos hostiles au gouvernement et aux politiciens ne doit pas être prise trop au sérieux. Les gens ne pensent pas tout ce qu'ils disent. Ils reconnaissent la nécessité d'un gouvernement, et, en prin­cipe, ils reconnaissent même celle d'un certain esprit civique. Cependant, lorsqu'ils se heurtent aux difficultés causées par les «ils» de l'extérieur, ils fulminent contre ceux-ci. Les «ils» de l'extérieur sont comme le temps qu'il fait, ce sont des nécessités qu'il faut accepter parce que «c'est comme cela». À pester on éprouve un certain soulagement, à pester contre le temps, et aussi contre les «ils» de l'extérieur. Il serait naïf de prendre ces malédictions à la lettre, mais non moins naïf de les ignorer : l'hostilité contre le gouvernement est réelle et elle est profonde.

 

L. WYLIE. Village in the Vaucluse.

 

1. Qui sont les "Ils" ? Quel est leur point commun ?

2. Qu'apprend-on à l'école du village sur la nation, l'Etat, la patrie, le pouvoir ?

3. Quelle est l'opinion des gens de Peyrane sur le pouvoir ? Ont ils la même opinion sur tous les pouvoirs (économique - politique), en quoi diffère-t-elle de ce qu'ils ont appris à l'école ?

4. Leur perception de l'Etat, du politique , du pouvoir est-elle exacte ?

 

«Politique : Science du gouvernement des États», disait Littré en 1870. «Politique : Art et pratique du gouvernement des sociétés humaines», dit Robert en 1962. Le rapprochement de ces deux définitions, données à près d'un siècle de distance est intéressant. L'une et l'autre font du gouvernement l'objet de la politique. Mais on rapproche aujourd'hui du gouvernement des États celui des autres sociétés humaines : le terme gouvernement désignant alors, dans toute communauté, le pouvoir organisé, les institutions de commandement et de contrainte. Les spécialistes discutent à ce propos. Quelques-uns considèrent toujours la politique comme la science de l'État, pouvoir organisé dans la communauté nationale; le plus grand nombre y voit la science du pouvoir organisé dans toutes les communautés. (...)

 

Cependant, la conception de la politique «science du pouvoir» a une supériorité fondamentale sur l'autre. Elle est plus opérationnelle, parce qu'elle permet seule la vérification de son hypothèse de base. En étudiant de façon comparative le pouvoir dans toutes les collectivités, on peut découvrir les différences entre le pouvoir dans l'Etat et le pouvoir dans les autres communautés, s'il y en a. Au contraire, en se bornant à étudier le pouvoir dans le seul cadre de l'Etat, sans comparaison avec les autres, on s'interdit de vérifier si la différence de nature qu'on a posée a priori existe ou n'existe pas. (...)

Depuis que les hommes réfléchissent à la politique, ils oscillent entre deux interprétations diamétralement opposées. Pour les uns, la politique est essentiellement une lutte, un combat, le pouvoir permettant aux individus et aux groupes qui le détiennent d'assurer leur domination sur la société, et d'en tirer profit. Pour les autres, la politique est un effort pour faire régner l'ordre et la justice, le pouvoir assurant l'intérêt général et le bien commun contre la pression des revendications particulières. Pour les premiers, la politique sert à maintenir les privilèges d'une minorité sur la majorité. Pour les seconds, elle est un moyen de réaliser l'intégration de tous les individus dans la communauté et de créer la Cité juste dont parlait Aristote, déjà.

 

Maurice DUVERGER, Introduction à la politique, 1964.

 

 

 

On parle de politique intérieure et de politique extérieure, de la politique de Richelieu et de la politique de l'alcool ou de la betterave, et l'on désespère parfois de trouver l'unité de ces emplois divers. (...)

Quand on évoque la politique de Richelieu, on songe à la conception que Richelieu se faisait des intérêts du pays, aux objectifs qu'il voulait atteindre et aux méthodes qu'il employait. En un premier sens, le mot politique désigne donc le programme, la méthode d'action ou l'action elle­même d'un individu ou d'un groupe, concernant un problème ou la totalité des problèmes d'une collectivité.

En un autre sens, la politique, politics en anglais, s'applique au domaine dans lequel rivalisent ou s'opposent les politiques diverses (au sens de policy). La politique-domaine est l'ensemble où sont aux prises individus ou groupes qui ont chacun 1eur policy, c'est-à-dire leurs objectifs, leurs intérêts, leur philosophie parfois.

 

Raymond ARON, Démocratie et totalitarisme, 1965.

 

En utilisant le texte de Maurice Duverger, retrouver des mouvements politiques qui ont adopté la première interprétation de la politique et d'autres la seconde. Qu'en pensez-vous ?

Trouvez dans ces textes les différents sens donnés au mot politique. Science du gouvernement des États, science du pouvoir, la politique en tant que lutte, les politiques en tant qu'actions pour infléchir des équilibres.

 

 

 


II. Des pouvoirs politiques

 Le pouvoir politique, selon le sociologue Max Weber, présente l'originalité de permettre à des acteurs individuels ou des institutions d'imposer leur volonté aux autres acteurs.       

A . Sa diversité à travers le temps

1. La démocratie athénienne

La démocratie athénienne illustre le principe d'une démocratie directe dans le sens où nul ne pouvait toute sa vie se contenter de déléguer l'exercice du pouvoir à des représentants élus comme c'est le cas le plus souvent actuellement. Les citoyens d'Athènes, c'est à dire la population de la cité à l'exception des femmes et des esclaves, prenaient directement les décisions en se réunissant 40 fois par an en Assemblée du peuple (Ecclèsia), chacun y disposait d'un même droit de parole et le président de l'Assemblée, tiré au sort, devait changer à chaque réunion pour ne pas qu'il y ait mainmise sur les débats. Les décisions de l'ecclèsia sont ensuite appliquée par un Conseil (Boulè)se réunissant presque quotidiennement et dont les 500 membres sont tirés au sort chaque année, personne ne pouvant être tiré au sort deux fois de suite dans sa vie, le conseil veillait aussi à ce que des décisions illégales ne soient pas prises, un peu à l'exemple de notre conseil constitutionnel. Ce système devait éviter toute mainmise personnelle sur le pouvoir, mais il nécessitait une implication, quelquefois forcée, importante des citoyens dans la vie de la cité et faisait peu de cas des libertés individuelles. On pouvait d'ailleurs parler d'une démocratie totalitaire dont le renouveau était souhaité par Rousseau.

Parthénon

De la liberté des anciens comparée à celle des modernes

2. De la féodalité à la bureaucratie

La féodalité des XIème et XIIème siècle passait par des liens personnels entre le seigneur, vassal du roi et maître de son fief. Le roi n'avait en réalité pas un grand pouvoir vis-à-vis de ses vassaux les plus puissants. À partir du XIIIème siècle,  le pouvoir politique est devenu plus codifié et plus élaboré alors que disparaissaient progressivement les liens de dépendance qui singularisaient le pouvoir féodal.  Les fonctions politiques et administratives se centralisent entre les mains du roi et de ses baillis. On assiste à une réglementation accrue, permise par le développement du droit et de la bureaucratie, des rapports entre gouvernants et gouvernés. Ainsi la justice devient celle du roi et non plus des seigneurs, les ordonnances émanent du roi, la fiscalité seigneuriale recule au profit de la fiscalité royale. On ne parle plus de vassaux mais de sujets.

 

L'État moderne se caractérise par un ordre devenu impersonnel (invariant puisqu'il s'applique de la même façon à tous), le chef légal est lui aussi tenu de respecter les l'ordre impersonnel du droit et les citoyens n'obéissent qu'au droit : ils sont, en principe,  'sujets du droit et non des autorités. On parle alors d'État de droit. L'application du droit et des règlements exige un corps important de fonctionnaires non propriétaires de leur charge mais protégés par un statut privilégié, la forme la plus typique de domination légale devient la bureaucratie.

B. Les diverses conceptions du rôle de l'État

1. L'État au service de la classe dominante

 S'appuyant sur le matérialisme historique, Karl Marx considère que l'apparition de l'État résulte de la division de la société en classes aux intérêts opposés, l'État devant servir à maintenir et à légitimer le pouvoir de la classe dominante sur la classe dominée. Il s'agit là d'une conception instrumentale de l'État dans la mesure où l'intérêt général n'est pas recherché mais seulement l'intérêt d'une classe, Friedrich Engels l'énonce ainsi : «L'État n'est rien d'autre qu'un appareil pour opprimer une classe par une autre, et cela, tout autant dans la république démocratique que la monarchie. »

Cependant, dans d'autres textes, notamment lors d'analyses de situations historiques concrètes, Marx et Engels accordent une certaine autonomie à la vie et aux institutions politiques, observant qu'elles ne se limitent pas à refléter les rapports économiques. Dans le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte (1852), Marx analyse le développement de la bureaucratie, qu'il décrit comme un corps autonome et parasitaire.

Les économistes de l'école autrichienne concluent aussi sur le parti pris des hommes de l'État, leur analyse est plus cohérente car elle intègre le phénomène bureaucratique en mettant en évidence que celle-ci sert une classe parasitaire qui justement n'est pas la bourgeoisie mais ceux qui prospèrent sans avoir une utilité sociale à la hauteur de leurs revenus.

Une vision autrichienne de l'État

2. État et mise en péril du lien social

La fin du XIXème siècle, en France, est marquée par d'importantes mutations sociales, avec, notamment un développement de la division du travail. Les institutions productrices de lien social (famille, religion, État) sont remises en cause et ne remplissent plus leur fonction d'intégration des individus et de régulation sociale. Cette période de transition entre une société traditionnelle et une société moderne est potentiellement source de conflits.

Les menaces qui guettent la cohésion sociale préoccupent vivement Émile Durkheim. Il observe un mouv­ment de centralisation de la vie économique et politique. L'État, au prix d'un essor de la bureaucratie, absorbe et rationalise des fonctions remplies jusque-là par d'autres institutions. Durkheim le qualifie de « monstre sociologique », tant il lui paraît éloigné des préoccupations des individus. Il se montre incapable de réguler la vie économique, ce qui engendre un désordre croissant. Dans ces conditions, Durkheim en appelle à la création de nouvelles institutions sociales. Il se prononce pour le développement d'une réglementation des contrats et, surtout, pour la formation de groupements professionnels dans les différentes branches de l'industrie et du commerce : les corporations. Elles réuniraient des salariés et des employeurs, pour réglementer la vie professionnelle et créer des relations sociales plus harmonieuses, des sortes de partenaires sociaux que prétendent aujourd'hui être les syndicats. Ces groupements intermédiaires s'interposeraient entre l'État et les individus, favorisant la communication entre gouvernants et gouvernés et donc la démocratie, ceci suppose que ces groupements soient représentatifs...

3. Le monopole de la violence légitime

Max Weber, témoin en Allemagne des transformations politique de la fin du XIXème et du début du XXème siècle, développe une réflexion approfondie sur la politique et construit une sociologie de la domination.
Les travaux de Max Weber montrent que la vie politique, bien antérieure à l'État, a donné naissance, au cours de l'histoire, à de nombreuses institutions (cités, empires...). L'État n'est que l'une de ces institutions qui a pris, il est vrai, une importance particulière dans les sociétés modernes, en ordonnant et structurant largement cette vie politique. Le mouvement de rationalisation des activités, dans les sociétés occidentales, est à l'origine de l'essor de l'État.

Au cours de ce processus historique, l'État a acquis, selon l'expression de Max Weber «le monopole de la contrainte physique légitime». Il le définit comme «une entreprise politique de caractère institutionnel  lorsque et en tant que sa direction administrative revendique avec succès le monopole de la contrainte physique légitime », dotée de plusieurs instruments  : le contrôle total d'un territoire ; un développement de la citoyenneté liant plus étroitement les citoyens à l'État et réduisant la place des groupes intermédiaires. L'État met en œuvre un droit rationnel qui s'accompagne d'une spécialisation du pouvoir législatif et judiciaire, il s'accompagne de l'essor d'une bureaucratie composée notamment de fonctionnaires qui appliquent des règlements explicites au nom de l'État. Dans les sociétés modernes, le pouvoir et l'autorité s'appuient, le plus souvent, sur une légitimité légale-rationnelle. 

Max Weber assiste au développement des États-nation, il les définit comme des entités dans lesquelles la citoyenneté et la nationalité se confondent.

Max Weber, la rationalisation des activités sociales

 

III. État et nation       

A. De l'État à la nation

Une nation est un ensemble d'individus, réunis sur une base territoriale et soumis à l'autorité d'un État, qui partagent une culture et une volonté de partager des règles de vie en commun. La nation n'existe que par l'adhésion de ses membres, auxquels elle assure un statut de citoyens. L'État contribue à la constitution d'une identité nationale par l'imposition d'une langue unique, par des cérémonies, commémorations, des institutions (écoles, medias) ... qui renforcent dans la conscience collective l'idée d'un héritage commun.

La nation se distingue de l'empire qui est l'agrégation de communautés distinctes autour d'un Etat central (exemple l'Empire Austro-Hongrois avec ses communautés magyares, serbes, croates, autrichiennes, ...), ce n'est pas non plus une ethnie, cette dernière réunissant un peuple partageant une même culture mais sans organisation politique.

La nation entretient donc un rapport étroit avec l'État, à charge de ce dernier d'imposer les mêmes lois à la population et de les mobiliser par les mêmes enjeux politiques et d'organiser le territoire.

     B. La crise de l'Etat Nation

Dans ces conditions la collectivité nationale est relativement fragile. Il s'agit d'un projet politique partagé au-delà des différences ethniques et religieuses, elle est tributaire de la puissance de l'État, de sa capacité à générer des mythes rassembleur.

Il suffit que l'État s'affaiblisse, que les mythes soient éventés pour que le roi soit nu. Alors le risque est important pour que les communautés éclatent : l'État ne s'impose pas longtemps à une mosaïque artificielle, sauf utilisation de la terreur comme en URSS.

Par ailleurs la mondialisation est aussi culturelle et institutionnelle, elle réduit les pouvoirs de l'État dans chacun de ces domaines. Même au niveau politique les décisions relèvent d'un niveau supranational, à l'instar des directives européennes et de l'OMC qui met fin aux barrières protectionnistes, de la monnaie unique qui retire à l'État sa monnaie.

Alors que l'État nation s'affaiblit les individus redécouvrent le principe de subsidiarité avec la décentralisation et le recentrage de la vie politique sur des espaces plus étroits (régions, communautés) ou des espaces choisis (communautés virtuelles, revendications autonomistes, revendications religieuses).

 

"QU'EST-CE-QU'UNE NATION ?"

Conférence prononcée par Ernest Renan à la Sorbonne, le 11 mars 1882

 

Ernest RenanUne nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. L'homme, messieurs, ne s'improvise pas. La nation, comme l'individu, est l'aboutissant d'un long passé d'efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j'entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime en proportion des sacrifices qu'on a consentis, des maux qu'on a soufferts. On aime la maison qu'on a bâtie et qu'on transmet. Le chant spartiate : " Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes " est dans sa simplicité l'hymne abrégé de toute patrie. Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager, dans l'avenir un même programme à réaliser ; avoir souffert, joui, espéré ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des frontières conformes aux idées stratégiques ; voilà ce que l'on comprend malgré les diversités de race et de langue. je disais tout à l'heure : " avoir souffert ensemble " ; oui, la souffrance en commun unit plus que la joie. En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l'effort en commun,

Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L'existence d'une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l'existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de vie. Oh! je le sais, cela est moins métaphysique que le droit divin, moins brutal que le droit prétendu historique. Dans l'ordre d'idées que je vous soumets, une nation n'a pas plus qu'un roi le droit de dire à une province . " Tu m'appartiens, je te prends. " Une province, pour nous, ce sont ses habitants ; si quelqu'un en cette affaire a droit d'être consulté, c'est l'habitant. Une nation n'a jamais un véritable intérêt à s'annexer ou à retenir un pays malgré lui. Le voeu des nations est, en définitive, le seul critérium légitime, celui auquel il faut toujours en revenir.

Nous avons chassé de la politique les abstractions métaphysiques et théologiques. Que reste-t-il, après cela? Il reste l'homme, ses désirs, ses besoins. La sécession, me direz-vous, et, à la longue, l'émiettement des nations sont la conséquence d'un système qui met ces vieux organismes à la merci de volontés souvent peu éclairées. Il est clair qu'en pareille matière aucun principe ne doit être poussé à l'excès. Les vérités de cet ordre ne sont applicables que dans leur ensemble et d'une façon très générale. Les volontés humaines changent ; mais qu'est-ce qui ne change pas ici-bas? Les nations ne sont pas quelque chose d'éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. Mais telle n'est pas la loi du siècle où nous vivons. À l'heure présente, l'existence des nations est bonne, nécessaire même. Leur existence est la garantie de la liberté, qui serait perdue si le monde n'avait qu'une loi et qu'un maître.

Par leurs facultés diverses, souvent opposées, les nations servent à l'oeuvre commune de la civilisation ; toutes apportent une note à ce grand concert de l'humanité, qui, en somme, est la plus haute réalité idéale que nous atteignions. Isolées, elles ont leurs parties faibles. Je me dis souvent qu'un individu qui aurait les défauts tenus chez les nations pour des qualités, qui se nourrirait de vaine gloire ; qui serait à ce point jaloux, égoïste, querelleur ; qui ne pourrait rien supporter sans dégainer, serait le plus insupportable des hommes. Mais toutes ces dissonances de détail disparaissent dans l'ensemble. Pauvre humanité, que tu as souffert! que d'épreuves t'attendent encore! Puisse l'esprit de sagesse te guider pour te préserver des innombrables dangers dont ta route est semée!

Je me résume, messieurs. L'homme n'est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d'hommes, saine d'esprit et chaude de coeur, crée une conscience morale qui s'appelle une nation. Tant que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu'exige l'abdication de l'individu au profit d'une communauté, elle est légitime, elle a le droit d'exister. Si des doutes s'élèvent sur ses frontières, consultez les populations disputées. Elles ont bien le droit d'avoir un avis dans la question. Voilà qui fera sourire les transcendants de la politique, ces infaillibles qui passent leur vie à se tromper et qui, du haut de leurs principes supérieurs, prennent en pitié notre terre à terre. " Consulter les populations, fi donc! quelle naïveté! Voilà bien ces chétives idées françaises qui prétendent remplacer la diplomatie et la guerre par des moyens d'une simplicité enfantine. " - Attendons, messieurs ; laissons passer le règne des transcendants ; sachons subir le dédain des forts. Peut-être, après bien des tâtonnements infructueux, reviendra-t-on à nos modestes solutions empiriques. Le moyen d'avoir raison dans l'avenir est, à certaines heures, de savoir se résigner à être démodé.

1. Montrez le rôle d'un passé commun dans la conscience nationale.

2. Cette condition est-elle suffisante pour former une nation ?