Toute société qu'elle soit primitive ou évoluée suppose des positions de pouvoir différentes basées sur une répartition des tâches, s'en suivent des inégalités de prestige, de richesses. La dynamique de cette structuration sociale sera vue ultérieurement. Nous en resterons dans ce cours sur la façon dont se construisent les grands groupes sociaux et nous distinguerons deux conceptions bien différentes de la stratification sociale.
I. Une
approche descriptive de la structure sociale française
A.
La construction des PCS
La société française contemporaine est étudiée à travers les groupes sociaux la constituant. Les statisticiens de l'INSEE (Institut National des Statistiques et des Études Économiques) vont pour cela élaborer en 1954 un outil d'analyse de la structure sociale : la nomenclature des catégories socioprofessionnelles (CSP).
Afin
de tenir compte des évolutions au sein de la société (apparition
et disparition de nouveaux métiers, regroupement de professions dont les
caractères distinctifs se sont affaiblis) , cet outil sera remanié
plusieurs fois, l'INSEE utilise désormais la nomenclature des Professions
et Catégories Socioprofessionnelles (PCS-2003). Les PCS vont ainsi regrouper des
individus en catégories sociales ayant un certain degré d'homogénéité
en fonction de trois critères distincts :
La position hiérarchique au sein de la profession exercée (ou de l'ancienne profession)
complétée par le niveau de diplôme requis pour exercer cette profession ;
Le statut de salarié ou d'indépendant ;
Le caractère
agricole, artisanal ou industriel de l'activité.
Ces
critères permettent de structurer la société en huit grandes
catégories :
1.
agriculteurs exploitants ;
2. artisans, commerçants et chefs d'entreprises
;
3. cadres et professions intellectuelles supérieures ;
4. professions
intermédiaires ;
5. employés ;
6. ouvriers ;
7. retraités ;
8.
autres personnes sans activité professionnelle.
La nomenclature est également développée plus finement en 24 et en 42 postes, ainsi qu'en 497 professions.
B. Atouts et limites des PCS dans l'analyse de la structure sociale
1. Les atouts des PCS
La nomenclature tient compte des clivages principaux de la société française. À ce titre le critère de la position hiérarchique rend comptes des inégalités de position dansla société. Mais ce n'est pas tout puisque la distinction salarié-indépendant permet de distinguer l'emploi subordonné de l'emploi à son compte. Enfin la distinction entre les habitants des villes et des campagnes se retrouve avec celle des caractères agricole, artisanal ou industriel de l'activité.
Elle permet de révéler les transformations socio-économiques de la société par l'évolution des PCS à des dates successives, elle rend ainsi compte du développement du salariat, de la tertiarisation et de l'augmentation des qualifications.
L'évolution des PCS
Répartition de l'emploi total par groupes socioprofessionnels - INSEE, Enquêtes "Emploi" 1.
Où se situe la légende de ce tableau, en quelle unité
sont exprimées les données ? |
2. Les limites des PCS
L'utilisation d'une classification de la structure sociale peut difficilement rendre compte de la diversités des composante de la société. Il faut donc réaliser des choix de classification, celle des PCS regroupe des individus suivant leur activité professionnelle, elle ignore donc l'origine sociale, ethnique et culturelle. Par ailleurs la classification se fait lors de recensements, donc à des dates données, elle n'est donc qu'une photographie de la répartition socioprofessionnelle et elle ne peut tenir compte des évolutions individuelles. En effet la société française n'est pas une société de castes, on ne reste pas toute sa vie dans la même PCS. Il faudra donc compléter l'étude de la stratification sociale par l'étude de la mobilité sociale.
À ces deux critiques inhérentes à toute classification globale, on peut en rajouter une beaucoup plus actuelle liée à la dualité du marché du travail entre d'un côté des emplois hyper-protégés dans les administrations et les entreprises publiques et de l'autre le développement des emplois atypiques tels que les CDD, l'intérim, les contrats aidés -type Contrats Emploi Solidarité -, les personnes les plus fragiles payant là la surréglementation du travail. On ne peut donc considérer l'homogénéité d'une PCS salarié : rien à voir entre la situation de revenu, de patrimoine, de droits entre l'employé d'EDF et celui effectuant des CDD entre de multiples périodes de chômage.
Un groupe non homogène : les employés
II. Les théories de la stratification sociale
A. Les classements sociologiques correspondent-ils à une réalité ?
La science vise à la connaissance, c'est aussi l'objectif de la sociologie en tant que science. La science a eu sa grande époque des classements et des nomenclatures : classification des espèces de Darwin, des ensembles en mathématiques, des périodes en histoire, ... La sociologie va, elle aussi, classifier la population en catégories sociales, en groupes sociaux. Mais cette classification est-elle une simple méthode d'analyse ou correspond-elle à une réalité ?
1. L'approche dite réaliste
Pour Marx la classification de la société en groupes sociaux correspond à la réalité des classes sociales. On parlera là d'une approche réaliste, c'est-à-dire une approche qui consiste à affirmer que la classification n'est pas une simple méthode d'analyse puisqu'elle ne doit faire que décrire la réalité de classes en lutte. Pour Marx la population se divise effectivement en groupes antogonistes, dans le mode de production capitaliste il distinguera deux grandes classes en fonction de leurs rapports sociaux de production. Ceci l'aménera à considérer d'un côté ceux qui apportent le travail - les prolétaires - et ceux qui détiennent les moyens de production, c'est-à-dire le capital - les bourgeois, autrement dit les capitalistes -. Cette approche conduit à une conception holiste de la société : les individus sont déterminés dans leurs comportement par leur appartenance à une classe.
2. L'approche nominaliste
L'approche nominaliste est celle qui est adoptée par Max Weber, elle s'oppose à l'approche réaliste en ce qu'elle rejette la réalité des groupes sociaux. La volonté de stratifier la société n'a pour seul but que de mieux comprendre le réel et de le décrire, en ce sens elle n'est qu'un outil, une construction intellectuelle propre aux sociologues.
Les strates n'existent pas indépendamment des individus qui les composent, ces individus ne sont pas déterminés à adopter des comportement en fonction de leur appartenance à des strates qui seraient extérieures à eux. L'approche nominaliste favorise donc l'individualisme méthodologique et rejette le holisme puisqu'elle propose une description de la structure sociale à partir de l’étude des actes individuels. Cette conception cherche à classer les individus et à comprendre leurs choix.
3. Une terminologie non neutre
Classe
sociale ou strate sociale ?
Le
terme de classe sociale renvoie à une hiérarchisation selon un seul
critère opposant une classe à une autre (possession ou non du capital
chez Marx, détention ou non du pouvoir politique chez Rothbard.), il suppose
une immobilité sociale et des conflits entre les classes, il implique aussi
que chacun puisse s'identifier dans une classe et que les intérêts
d'une classe soient contraires à celle d'une autre. Ce terme est connoté
marxiste bien que les économistes autrichiens l'utilisent aussi.
Parler
de strate sociale renvoie à une vision nominaliste de la classification
des catégories sociales, la hiérarchie qui découle de strates
ne se base pas sur des critères opposant les strates mais sur des chances
différentes d'accéder à des biens ou des revenus sur le marché
des biens et sur celui du travail. Contrairemet au caractère unidimensionnel
de l'analyse de la hiérarchie sociale chez les tenants de la classe, les
critères de l'analyse de la hiérarchie sociale sont donc ici pluridimensionnels
Groupe social
ou catégorie sociale ?
Le groupe social implique
la présence de caractéristiques communes entre ses membres, caractéristiques
dont les membres ont conscience et les revendiquent. Ceci les amène à
penser et à agir dans le même sens et à se démarquer
dans leur façons d'agir et de penser du reste de la société.
Un groupe social n'est pas pour autant une classe puisqu'il n'est pas nécessairement
dans une relation de domination économique avec un autre groupe social.
Une ethnie, les membres d'un parti politique, d'une nation sont des groupes sociaux.
Une catégorie sociale n'implique pas de mode commun de penser et d'agir, la division de la société en strates conduit donc à distinguer des catégories sociales.
Individualisme méthodologique contre holisme
B. Application des théories de la stratification
2. La persistance d’une analyse en termes de classes sociales chez Bourdieu
L'analyse de Pierre Bourdieu reste une analyse de classe, en effet ce dernier s'inscrit explicitement dans une filiation marxiste
Mais, comme a pu le faire Marx dans "Le 18 brumaire de Louis Napoléon Bonaparte", il distingue plus de deux classes antagonistes, pour cela il va rompre avec le critère unidimensionnel de l'analyse de classe des Marxistes traditionnels.
Ainsi,
comme le font les théoriciens nominalistes il segmente la société
en tenant compte de critères tels que la profession, le niveau d’instruction,
le sexe, l’âge, la résidence, mais surtout le volume et la structure du capital
possédé et la trajectoire sociale des agents composant cette classe. Il réduira
cependant ces critères à la notion de capitaux de diverse nature
:
le capital économique c'est-à-dire
les revenus et le patrimoine ;
le capital culturel sont
la forme de l'éducation reçue, des diplômes, de la culture
générale, des goûts ;
le capital social est lié
aux relations permettant l'obtention d'avantages, par exemple l'appartenance
à un syndicat, à la franc-maçonnerie, au rotary, la fréquentation
de VIP ;
le
capital symbolique dont les formes sont diverses, par exemple les récompenses
reçues, la réputation, l'apparence physique, ...
Les
classes sociales se définissent non seulement par le volume global de capital
possédé mais aussi par sa structure. Si l’on compare les «gros commerçants »
aux «professeurs », les premiers sont mieux dotés en capital économique mais
moins bien dotés en capital culturel que les seconds.
Pierre Bourdieu s’efforce de montrer l’existence de rapports de domination entre
les classes sociales ; encore aujourd’hui, les classes dirigeantes cherchent
à asseoir leur domination grâce à la possession d’un capital économique, social
et culturel. Or pour Bourdieu il convient de donner
un rôle primordial au capital culturel, en considérant que la recherche du profit
n'appartient qu'au champ économique (il ne tient pas compte de l'utilité sociale).
Il considère donc que ceux qui détiennent le capital culturel doivent définir
ce qui est utile et donc imposer leurs valeurs à la société
tout entière.
3. Un exemple d'approche nominaliste : Yankee City
Dans les années 1940, William Lloyd Warner va s'intéresser à une petite ville du Massachusetts, Newburyport et en fera son sujet d'analyse sous le nom de "Yankee City". Il va classifier la population de cette ville en 6 strates sociales hiérarchisées et pour lesquelles la dimension du prestige est plus importante que celle de la richesse (une strate supérieur peut être moins riche qu'une strate inférieure mais plus prestigieuse). Pour déterminer la dimension prestige Lloyd Warner va s'intéresser aux représentations (perceptions) des individus à l’égard de la place qu’ils occupent ou que les autres occupent dans une société donnée. Ces représentations seront déterminées par des personnalités qui classeront chaque individu de «Yankee City » selon le prestige qu’ils leurs accordent. Warner va montrer que le prestige accordé dépend en fait d'autres critères qui sont le revenu, l’ancienneté de résidence, la profession et le niveau d’instruction.
Il va élaborer ensuite un tableau de classement qui lui permet de représenter une hiérarchie sociale, à la fois subjective (perceptions des individus) et objective (mise au point d’un index statutaire).
Strates
en % de la population | Identification |
Caractéristiques
sociales |
Supérieur-Supérieur
1,44% | "Aristocratie sociale" : riches familles ayant une position importante depuis plusieurs générations | WASP (White Anglo-Saxon Protestants) milieu fermé, tendance à l'endogamie |
Inférieur-Supérieur
1,56% | Milieux supérieurs fortunés : richesse plus récente, "nouveaux riches" | Imitation de la upper-upper class, mais considérée comme moins distinguée |
Supérieur-Moyen
10,22% | Classe moyenne aisée : hommes d'affaires, professions libérales | Actifs dans le fonctionnement de la cité, revendication et exercice de responsabilités sociales, entourés de respect |
Inférieur-Moyen 23,12% | Petite bourgeoisie : petits patrons, commerçants, cols blancs | Moralité affichée, souci de respectabilité, désir de réussite sociale |
Supérieur-Inférieur
32,6% | Classe inférieure "honnête" : boutiquiers, petits employés, ouvriers plutôt qualifiés | Modeste aisance, considérés comme honnêtes et respectables. |
Inférieur-Inférieur
25,2% | Population à statut précaire : travailleurs saisonniers, chômage fréquent, forte représentation de minorités (noirs, italiens) | Déclassés socialement, habitat dégradé, comportements "asociaux". |
Cette approche l’amène à réfuter
la théorie marxiste dans le sens où il montre que la situation dans un processus
de production est loin d’être suffisante pour définir une strate, et qu’il faut
prendre également en compte le prestige et la position professionnelle. On est
en présence de hiérarchisations multiples qui renvoient aux représentations des
individus. C’est cette perspective qu’adoptera largement la sociologie américaine
dominante.