Cohésion sociale et instances d'intégration
I. Travail et intégration sociale
A. Le travail à l'origine de l'intégration sociale dans les sociétés modernes
1. Sociétés modernes et intégration sociale : les caractéristiques
Tocqueville a montré que l'égalisation des conditions coïncicidait avec une recherche personnelle de l'amélioration des situations individuelles. Cette volonté de conquête de l'autonomie individuelle et cette recherche d'une degré supplémentaire de bonheur se retouve d'ailleurs dans la première société moderne : la société Américaine qui a inscrit dans sa constitution le droit à la recherche du bonheur. Quête individualiste par excellence.
Ainsi l'essor de l'individualisme caractérise la société moderne dans le sens où la modernité conduit à valoriser l'individu, à le faire « émerger » du collectif : il devient libre de faire des choix, émancipé des anciennes tutelles que représentaient la religion, les traditions ou le pouvoir absolu. Cela signifie que, de plus en plus, les individus peuvent choisir leurs comportements, leurs idées, se différencier des groupes constitués.
Ce mouvement va transformer les solidarités sociales :
Solidarité mécanique
vs Solidarité organique
Selon Émile Durkheim dans les sociétés traditionnelles la solidarité est dite « mécanique » : les individus se ressemblent, ils partagent très fortement les mêmes valeurs (en particulier religieuses) et la conscience collective (que l'on peut définir comme l'ensemble des croyances et des sentiments que les membres d'une société ont en commun et qui sert de référence commune) exerce une contrainte sociale forte c'est à dire que les individus ne peuvent pas, ou très difficilement, se soustraire à ce qu'imposent la tradition et les normes en vigueur. La différenciation entre les individus est donc très faible et les sanctions contre ceux qui transgressent les normes sont en général violentes car c'est l'ensemble de la société qui se sent menacée par une transgression, même minime, des normes. Dans les sociétés modernes d'après la révolution industrielle, la solidarité est dite « organique » : la solidarité vient de ce que les individus sont complémentaires car ils se différencient, en particulier dans leurs activités de production. Ils deviennent donc interdépendants. La conscience collective s'allège, laissant plus de place à la conscience individuelle, l'individu devient sujet, il peut exprimer des opinions différentes de celles du groupe. Cela ne signifie évidemment pas que normes et valeurs disparaissent. Sans elles, il n'y aurait plus de société. Mais ces normes et ces valeurs sont moins contraignantes et se transforment plus facilement sous la poussée des acteurs. Bien que des formes de solidarité mécanique subsistent dans les sociétés modernes, la solidarité y est pour l'essentiel de type organique, c'est-à-dire fondée sur la différenciation des individus. Les progrès de l'individualisme fragilisent le lien social dans la mesure où l'individu est moins contraint à la solidarité par la conscience collective. On peut presque dire que la solidarité doit davantage être choisie par les individus, justement parce qu'elle n'est pas imposée. |
L'intégration sociale dans nos sociétés
ne va donc pas de soi, elle doit présenter trois caractéristiques :
Les membres du groupe partagent
les mêmes croyances, sentiments, pratiques : ils partagent
donc une culture commune.
Les membres du groupe sont en interaction les uns avec les autres, en interdépendance.
Les membres du groupe se sentent voués à des buts communs.
On le voit, l'intégration sociale amène les individus à avoir une place, leur place, dans la société. On dira que l'individu est « bien » intégré quand, grâce au processus de socialisation (c'est-à-dire le processus par lequel les individus acquièrent les normes et les valeurs en vigueur dans la société dans laquelle ils vivent), il a acquis cette culture commune et partage les buts que la société s'est fixée.
Il arrive cependant que l'intégration ne soit pas parfaite : l'individu va alors présenter des comportements déviants. Cette déviance, le non respect des normes en vigueur dans la société, ne doit pas être assimilée purement et simplement à la délinquance, même si celle-ci en est un symptôme éventuel. La déviance , « blessure de la conscience collective », comme le disait Durkheim, donne lieu à sanction. Cependant, des comportements initialement déviants peuvent peu à peu, quand ils se généralisent, devenir la norme ( la cohabitation avant le mariage, pratique très déviante encore au début des années 1970, aujourd'hui « normale »). C'est aussi par la déviance que passe le changement social.
Norme sociale, norme juridique
2. Division du travail et solidarité organique
La division du travail est à l'origine
de la solidarité dans les sociétés modernes. Durkheim pense que c'est la division
du travail fondée sur la spécialisation des individus qui impose aux hommes d'entrer
en rapport les uns avec les autres. L'interdépendance se développe et avec elle,
un ensemble de droits et de devoirs qui viennent organiser les relations sociales.
La division
du travail, pour Durkheim, n'aurait pas pour but premier l'augmentation de la
productivité, mais celle de créer un le lien social permettant de souder
la société à travers la complémentarité des
fonctions sociales. Mais c'est justement cette complémentarité
à travers la spécialisation de chacun dans ce qu'il sait mieux faire
qui permettra la hausse de la productivité : les hommes en recherchant
l'établissement de liens (de sympathie comme le disait déjà
Adam Smith dans la "théorie des sentiments moraux") permettent
de mieux réaliser cet intérêt général qui découle
d'une hausse de la productivité. Mais
cette solidarité de type organique est fragile, l'adoption d'attitude opportuniste
est facteur de dissolution du lien social lorsque des groupes s'organisent pour
faire passer prioritairement leur objectifs présentés comme l'intérêt
général. La société se communautarise ou se clientélise.
De telles attitudes ne respectent alors plus, ou moins, le système d'obligations
réciproques qui existe et fonde la solidarité. L'anomie peut alors se développer
: il s'agit de l'affaiblissement du système de normes en vigueur et de l'intégration
sociale, tel que l'individu ne sait plus comment agir. Durkheim
insista sur le fait que la division du travail, quand elle n'a plus pour but que
d'intensifier la production et non plus de produire de la solidarité sociale,
peut devenir pathologique, c'est à dire négative, tant pour les individus que
pour la solidité du lien social. Il recommande donc de développer les groupements
intermédiaires, c'est à dire des groupes de taille restreinte, comme les associations
professionnelles (ou n'importe quelle autre association, aujourd'hui), qui ont
pour fonction d'intégrer leurs membres et de produire de la solidarité. On voit
donc que, pour Durkheim, c'est la division du travail qui est à l'origine de la
solidarité dans les sociétés modernes, pas forcément le travail lui-même. Cependant,
on peut dire qu'aujourd'hui, les sociétés modernes ont sacralisé le travail qui
fait désormais partie des valeurs communément partagées. En ce sens, le travail
est devenu, en lui-même, intégrateur. L'exclusion serait donc au contraire facteur
de perte du lien social et de déviance.
B. Le travail, intégrateur social
Le sociologue Dominique Méda montre que depuis le dix-huitième siècle le travail devient une activité définissant les rôles et les statuts dans la société. Depuis cette époque le développement des secteurs industriels et des services a fait du travail le moyen par excellence de construction de l'identité sociale et professionnelle des individus. Ainsi le travail assure des revenus, une protection sociale et permet de participer à la société de consommation alors que l'absence de travail est facteur d'exclusion - bien que la CMU donne ces mêmes droits aujourd'hui à ceux qui ne cotisent pas par leur travail - .
Le travail, parce qu'il permet à l'individu d'acquérir un statut social, de disposer de revenus et d'accéder à des droits et des garanties sociales, est donc devenu un pilier de l'intégration sociale. La nécessité impérieuse (pas seulement matériellement mais aussi socialement) d'avoir un travail, la volonté très marquée dans les enquêtes d'opinion de s'épanouir dans son travail, montrent bien que le travail n'est pas seulement une activité parmi d'autres. Le travail est plus que cela, il est fortement chargé symboliquement, autrement dit il fait partie du registre des valeurs. Cependant, on peut se demander si la montée du chômage et les transformations de l'emploi ne fragilisent pas les solidarités nées du travail.
On peut schématiser les fonctions du travail à travers les notions d'homo faber (il permet d'acquérir autonomie et responsabilités), d'homo oeconomicus (s'intégre à un calcul coûts-avantages), d'homo sociologicus (désir de reconnaissance).
C. Intégration et crise du travail
1. Le monstre sociologique : l'État
Durkheim insiste bien sur la fragilité de la cohésion sociale établie par la division du travail. Il observe à son époque les prérogatives de plus en plus importantes qu'assume l'État, constatant que le développement de la bureaucratie conduit à l'absorption d'institutions et de corps intermédiaires. La vie économique tourne de plus au plus autour de ce monstre sociologique insensible et étranger aux préoccupations individuelle, inefficace dans ses fonctions réglementaires. L'État est donc davantage facteur de dissolution de la cohésion sociale qu'intégrateur social, c'est pourquoi Durkheim défend ardemment la constitution d'institutions régulatrices et au premier chef de corporations dans l'industrie et le commerce, il s'en remet aussi aux relations contractuelles dans le domaine du travail. Cependant cette aspiration corporatrice n'est pas nécessairement heureuse, les partenaires sociaux, instance régulatrice du monde du travail n'ont pas su trouver leur place dans une France où les syndicats possèdent un poids sans comparaison avec leur légitimité. Le corporatisme devient lui-même vecteur de partition du corps social.
Corporatisme public : les privilèges des fonctionnaires
2. Précarité et chômage structurel fragilisent le lien social
Avec la crise consécutive aux chocs pétroliers et aux vaines politiques de relance, la France a subi un chômage de masse croissant dans les années 1980. Alors que cette situation perdure, la plupart des autres pays industrialisés ont su générer une croissance créatrice d'emplois. La faillite du système social français est aussi là : une croissance molle qui ne permet que peu de création d'emplois alors que les autres pays développés connaissent même à faible taux de croissance une baisse des chiffres du chômage. Plus grave, la situation des chômeurs français est porteuse d'une forte détresse sociale car la durée moyenne du chômage s'allonge à un an. Le "noyau dur" du chômage se constitue donc de demandeurs d'emploi de longue durée (DELD) dont l'employabilité faiblit à mesure que les compétences techniques (formation, savoir-faires, ...) et sociales (respecter les horaires, assiduité, ...) à même de permettre le retour à l'emploi s'érodent.
Les conséquences du chômage sont donc à court terme une diminution des ressources prise partiellement en charge par l'assurance-chômage, à plus long terme le chômeur perd ses repères sociaux et subit une dégradation de son niveau de vie. Celle-ci se manifeste par l'insolvabilité qui résulte de la perte de revenu : un ménage endetté ne pourra pas nécessairement faire face à ses charges fixes (prêts à rembourser, loyers, ...), il pourra y perdre son logement, ne plus disposer de moyens de locomotion. Or le domicile est une condition de maintien du lien social, la condition de "sans domicile fixe" ne facilite pas le retour à l'emploi et sans emploi, de préférence en CDI, il est très difficile d'obtenir un bail. Cette évolution n'est pas fatale dans le sens où les solidarités familiales peut permettre la prise en charge de celui qui n'a pas d'emploi. Ce sera plus particulièrement le cas pour les jeunes exposés à un chômage d'insertion et pris en charge par leur famille aussi bien en ce qui concerne le logement que la nourriture. Mais la durabilité de la situation de chômage est aussi facteur de ruptures familiales, les cas de divorce sont ainsi plus fréquents dans les couples touchés par cette situation ; elle est facteur de ruptures amicales avec la dissolution des liens avec les anciens collègues, la diminution du budget affecté à la sociabilité (invitations, sorties, ...).
Ce processus de disqualification est cumulatif, il conduit à l'exclusion, à la marginalisation. Il peut aussi se transmettre aux enfants des exclus dont les parents peut accorder moins d'importance à la réussite scolaire, celle-ci protégeant en effet moins du chômage avec l'inflation des diplômes. Le modèle de la famille au travail peut aussi devenir étranger aux enfants, lesquels peuvent ne pas avoir connu de parents se levant le matin, vivant d'allocations et d'expédients plus ou moins légaux. Ce schéma peut se retrouver de plus en plus fréquemment dans les "cités". Évidemment tous les chômeurs de longue durée ne deviennent pas des exclus, il n'existe pas de fatalité mais des histoires individuelles qui mènent à des situations différentes.
Le retour à l'emploi se fait souvent de façon précaire, mais plus généralement les employeurs auront recours au travail précaire pour répondre à la rigidité du code du travail qui fait de l'embauche en CDI un exercice très risqué face à la difficulté et aux coûts d'un licenciement. Ce coût particulièrement insupportables pour les PME explique le succès du Contrat Nouvel Embauche permettant de recruter du personnel en CDI mais avec une période d'essai de 2 ans durant laquelle employeurs et employés peuvent mettre fin librement au contrat.
Emploi précaire
?
On parle d'emplois précaires pour qualifier toutes sortes de contrat sauf un CDI à temps plein. Le caractère le plus souvent déterminé du contrat ne permet pas une projection du salarié dans l'avenir, qu'il s'agisse de contrats de travail à durée déterminé dont le terme est fixé ou de postes d'intérimaire. Mais un contrat à durée indéterminé peut être précarisant si il est à temps partiel imposé. Ces emplois précaires ne permettent pas une bonne sécurité financière ni une intégration véritable par le travail. Sur ce deuxième point il est évident que la reconnaissance sociale de ces types d'emplois est faible, les salariés eux-mêmes se construisent difficilement une identité professionnelle valorisante, il faut dire que les emplois proposés sont en général peu qualifiés et donc faiblement rémunérés. Les demandeurs d'emplois rechignent donc souvent à les occuper : cf la trappe à la pauvreté. |
Les différences de statut salarial (hyper-protection de certains et précarité d'autres) n'est pas un facteur de cohésion sociale. De plus la vision d'un travail intégrateur doit être revue alors que l'emploi à vie régresse et que chacun doit remettre en cause son statut professionnel. Ceci est facteur d'une plus grande liberté et de plus de responsabilité individuelle, mais ce mouvement d'hyper-modernité individualise encore davantage l'individu dans la société impliquant un changement de nature du lien social, lequel peut encore se créer par le travail mais en dehors de l'entreprise. Certains sociologues réagissent donc un peu à la façon de Tocqueville s'inquiétant de la disparition en Amérique des solidarités nées de l'inégalité des statuts, ils font de la fin du Fordisme et du CDI à vie une désintégration des liens sociaux liés au travail.
3. Le travail reste cependant un dispositif essentiel d'intégration sociale.
Le
travail a été associé depuis la révolution industrielle au devoir : il s'agissait
d'une contrainte admise comme nécessaire, voire essentielle par les membres de
la société. On observe désormais
une transformation de la place du travail dans l'ensemble des valeurs, spécialement
chez les jeunes. Ainsi depuis plusieurs années, dans les enquêtes d'opinion sur
les valeurs, la place de la réussite professionnelle a reculé au profit de la
réussite familiale, y compris chez les garçons. Les deux types de réussite sont
aujourd'hui placées à peu près au même niveau alors qu'auparavant la réussite
professionnelle venait assez nettement en tête, surtout pour les hommes.
En réalité on pourrait aussi dire que la valeur attachée
au temps libre augmente, est-ce aussi un symptôme d'un plus grand individualisme
que de vouloir se préserver et développer du temps pour soi ? Il
semble que oui car le travail est désormais englobé dans la problématique
de l'épanouissement personnel : l'individu va évaluer le travail à l'aune du plaisir
personnel qu'il y trouve, plus qu'à l'aune de l'utilité pour la société de ce
travail. Plus le décalage sera grand entre le travail tel qu'il est vécu dans
un emploi précis et la représentation que l'individu a d'un travail épanouissant,
plus le travail sera contesté comme valeur et moins le travail jouera son rôle
intégrateur, d'autant que l'on ne travaille plus dans les PI pour survivre et
que l'État Providence permet aux allergiques du travail salarié
déclaré de se constituer des zones d'autonomies dans l'assistanat
ou la débrouille. Ce qui génère une pénurie de main
d'oeuvre salariée pour les travaux peu épanouissants de l'OST, mais
aussi dans des secteurs considérés comme pénibles tels que
le BTP, l'hôtellerie-restauration, en dépit d'un contexte général
de chômage.
II. Les autres dispositifs d'intégration : affaiblissement ou renforcement ?
A. Le rôle de la famille
1. Les mutations de la famille fragilisent le lien social
L'instabilité de la cellule familiale se voit à travers la progression du nombre des divorces, lequel concerne un mariage sur trois en France. D'autres indicateurs révèlent cette instabilité comme), le recul du nombre des mariages et la montée du nombre des unions libres, la progression du nombre des naissances hors mariage (42 % des naissances environ) et l'apparition des familles « recomposées » de configurations très variées.
La réduction de la taille des familles est manifeste depuis le début des années 1960 du fait de la diminution de la fécondité et, parfois, de l'éclatement des couples. Comme on observe aussi une augmentation de la mobilité géographique, les familles sont de plus en plus dispersées. L'augmentation de l'activité rémunérée des femmes, très sensible pour les filles nées depuis la seconde guerre mondiale, a accompagnée toutes ces transformations du modèle familial traditionnel.
La fragilisation de la solidarité familiale est la conséquence de la séparation éventuelle du couple des parents et du plus petit nombre d'enfants, elle diminue de manière mécanique le nombre de personnes avec lesquelles un individu a des liens familiaux. Cela signifie que la solidarité qui résulte des liens familiaux sera limitée à un nombre réduit de personnes. Si l'éloignement géographique s'ajoute au petit nombre de personnes familialement liées, on comprend que le lien social qui en résulte soit plus fragile que lorsque les membres de la famille étaient nombreux et restaient proches géographiquement.
La réduction du nombre de mariages et l'augmentation du nombre des naissances hors mariage montrent ce que l'on peut appeler une désinstitutionnalisation de la famille : la famille est de moins en moins une institution normée dans le sens où il n'existe plus de familles "normales" ou "anormales" (comme était anormale autrefois la famille monoparentale), elle repose de plus en plus sur le choix renouvelé jour après jour par les individus qui la forment de continuer à vivre ensemble. Rester ensemble ne va plus de soi, il faut que ce « rester ensemble » permette l'épanouissement personnel de chacun. Évidemment, cette forme familiale est plus fragile que la forme institutionnalisée, c'est-à-dire celle qui voulait que le couple vive ensemble pour la vie.
Mais un autre facteur joue un rôle plus général dans la dissolution des solidarités, en effet la famille est en partie déresponsabilisée par la possibilité de faire prendre en charge les éléments les plus faibles de la famille par les institutions publiques. Même si in fine ce sont les familles qui paient elles préfèrent placer les plus âgés en perte d'autonomie plutôt que les héberger, il en va souvent de même pour les enfants handicapés de par les contraintes dues à la généralisation de l'activité dans les ménages. On pourrait avancer que la déresponsabilisation liée au développement d'un "État nounou" accentue le malaise familial en transformant des obligations morales en des créances sur la société : les allocations familales sont un dû contrepartie de la prise en charge familiale. En témoignent les menaces de suspension de ces allocations vis-à-vis des familles délaissant leur progéniture.
Simultanément à cette fragilisation de la solidarité familiale apparaît aussi la fragilisation du contrôle familial. Comme toute institution, la famille exerçait une fonction de contrôle social, c'est à dire qu'elle veillait à ce que les enfants qu'elle élevait respectent les normes et les valeurs qu'elle leur transmettait. Cette fonction est plus difficile à exercer aujourd'hui, d'une part parce que les normes et les valeurs changent et que les adultes ne savent plus forcément très bien ce qu'ils doivent transmettre comme valeurs, et d'autre part, parce que la tolérance est devenue plus grande face à l'exigence d'épanouissement personnel qui est devenue central. C'est sans doute ce que certains entendent quand ils parlent de « démission » des parents. Enfin, il faut noter que l'éclatement des familles peut être source sinon d'exclusion, du moins de pauvreté. Cela concerne surtout les femmes ayant des enfants à charge : le divorce ou la séparation augmente souvent considérablement la précarité de leur situation avec diminution des revenus, perte de réseau de sociabilité, plus grande difficulté à recomposer une famille, ce qui s'ajoute souvent à la précarité de l'emploi, plus fréquent pour les femmes que pour les hommes. Si la fragilisation de la forme familiale traditionnelle est évidente, peut-on pour autant en conclure que la famille ne joue plus son rôle dans l'intégration sociale de ses membres ?
2. Mais les liens familiaux demeurent sous des formes renouvelées
L'allongement de la durée de vie et l'enrichissement relatif des seniors placent le jeune au centre d'un réseau de solidarité familiale qui comprend les grand-parents. Ceux-ci assurent de plus en plus une aide financière, mais aussi renforcent les liens familiaux par la prise en charge de services essentiels tels que la garde des enfants alors que les parents sont engagés dans la vie active.
Les liens familiaux mutent également avec la plus grande instabilité du couple. Ces liens unissent à leur progéniture les deux parents qui ne vivent plus ensemble, qu'ils soient divorcés ou qu'ils ne se soient jamais mariés, mais ils unissent également les beaux-parents ne disposant pas de l'autorité parentale mais participant à l'éducation des enfants dont ils ont la charge. En conséquence la désinstitutionnalisation de la famille ne se traduit pas par un affaiblissement des liens familiaux même si la conflictualité familiale augmente aussi. Effectivement les rapports au sein de la famille évoluent, le modèle du "pater familia" a pratiquement disparu avec la crise de l'autorité du père qui doit négocier son autorité ce qui peut mener à des crises familiales. Si à cela on rajoute les difficultés d'insertion par le travail subie par les jeunes, on obtient une cellule familiale cocon devenue un rempart contre l'exclusion tout en devenant plus souvent lieu de conflit. Ainsi les jeunes quittent le domicile familial de plus en plus tardivement, mais d'un autre côté les recours en justice contre les parents pour assistance à leurs enfants majeurs se développent très rapidement.
B. Le rôle de l'école
1. Le rôle intégrateur traditionnel de l'école
L'école républicaine s'est construite au cours de la Troisième République, en particulier avec les lois de Jules Ferry rendant la scolarité obligatoire, c'est d'abord celle qui a comme objectif de « fabriquer des bons français », fidèles à la République et quelquefois anticléricaux comme le sont les instituteurs, véritables "hussards noirs de la République". Elle a imposé la langue française au détriment des langues régionales de manière très systématique (la langue est un élément essentiel de la constitution d'une nation). Elle a diffusé tout un ensemble de valeurs patriotiques (les grandes dates de l'histoire de France, les « grands hommes », le drapeau français, la Révolution française, etc…) qui ont contribué à construire réellement la nation française : les enfants, une fois passés par l'école, avaient à la fois une langue, des références culturelles et des racines historiques communes, quelle que soit leur origine sociale, régionale, religieuse ou ethnique. On mesure à quel point ce fonctionnement était en effet intégrateur. Pourtant depuis 1945 surtout, le rôle de l'école s'est transformé : cette fonction d'intégration n'a pas disparu, au contraire, mais de nouvelles fonctions sont apparues, dont certaines peuvent sembler contradictoires. |
2. La diversification des fonctions de l'école
François Dubet explique l'élargissement des attentes sociales concernant l'école : il ne s'agit plus simplement d'intégrer les enfants à la société, mais aussi de corriger les inégalités et de permettre l'acquisition d'une qualification permettant l'accès au marché du travail. Une troisième fonction s'attache à l'école, celle consistant à permettre à l'enfant de développer sa personnalité. Ainsi partant d'une seule fonction intégratrice l'école acquiert une fonction utilitaire mais aussi une fonction personnelle.
Mais ces objectifs sont parfois difficiles à concilier, même s'ils sont tous légitimes. Des questions se posent donc telle que "est-il bien utile de faire de l'économie pour exercer tel ou tel métier ? Cette question renvoie à une volonté de privélégier la fonction utilitaire de l'école au détriment des autres fonctions. On pourrait répondre que la connaissance des mécanismes économiques est nécessaire pour développer la capacité de raisonnement et l'esprit critique, ainsi par de telles considérations on met en avant la fonction personnelle de l'école. Pourtant l'école a des difficultés à faire face à ces différentes fonctions.
3. Les tensions du système éducatif menacent-elles l'intégration des jeunes ?
Si l'on parle si souvent de l'échec de l'école en tant qu'institution aux fonctions diversifiées, c'est que son unification et sa massification sont sources de problèmes :
l'unification de l'école française c'est le collège unique - c'est-à-dire la volonté de mener tous les élèves jusqu'en troisième - donc une unification de la scolarité quelles que soient les aptitudes ou l'acceptation du système scolaire par les élèves.
la massification consiste à permettre aux enfants de toutes les PCS de pousser leurs études le plus loin possible, ainsi entre au lycée puis à l'universite un public dont les compétences sont plus faibles et les problèmes sociaux plus importants. La pédagogie en est bouleversée, le savoir ne se transmet plus aussi facilement et les diplômes se dévaluent. En effet les exigences du système scolaire telles qu'être assidu au travail, respecter la discipline, obtenir de bonnes notes sont moins bien intégrées. La sélection par les résultats est remise en cause par les élèves et quelquefois les enseignants.
Que les études intéressent intellectuellement ou pas devient une question souvent considérée comme secondaire puisque pour ce nouveau public la relation à l'école est souvent utilitaire : elle est le moyen de se procurer un diplôme qui permettra de s'insérer le mieux possible sur le marché du travail. L'élève veut bien accepter de travailler , à condition que « ça rapporte ».
C. Le rôle de la nation
1. La citoyenneté
La citoyenneté consiste en la volonté et en la capacité à être membre d'une communauté politique ainsi qu'en la participation au processus démocratique. La volonté d'appartenir à une communauté implique la reconnaissance de valeurs communes et de relations appaisées entre les membres de cette communauté avec la reconnaissance mutuelle de droits, dont le droit de vote égal pour tous, et de devoirs comme l'acceptation des choix exprimés démocratiquement, la participation à la défense et au financement de la chose publique. Accepter d'être lié par le choix des autres c'est reconnaître en l'autre un égal quelques soient ses opinions, son sexe, sa religion, son ethnie, c'est considérer que les valeurs qui unissent sont plus fortes que les différences, la citoyenneté détermine donc l'appartenance à une même nation.
Pourtant le sentiment de citoyenneté en France est en crise, les valeurs sont éclatées et les particularismes l'emportent, des drapeaux étrangers lors de la victoire de Jacques Chirac en 2002 signalent un choix politique exprimé par des gens qui se sentent étrangers bien que citoyens, les manifestations contre la victoire de Nicolas Sarkozy en 2007 montrent pour une partie de la population le rejet du principe même du processus démocratique.
2. La perte des valeurs communes
L'exclusion n'est pas seulement
un phénomène économique et social, il possède aussi
une composante politique. Face à leur situation les exclus ne trouvent
que peu ou pas d'avantages du tout à l'État-Providence puisque celui-ci,
qui se voulait garant de la cohésion sociale, n'a pas su être capable
de leur permettre d'éviter leur situation. Ils ne voteront donc pas à
gauche, ni à droite d'ailleurs car ils ont conscience que les politiques
n'ont pas de réponse à proposer à leur situation. À
cela s'ajoute le sentiment d'être des "citoyens de seconde zone",
de ne pas compter, de ne pas voir sa dignité reconnue par le reste de la
société.
Dans le cas de l'exclusion la perte des valeurs communes n'est pas remplacée
par d'autres valeurs, le risque d'anomie est donc fort. Au contraire le communautarisme
n'est pas absence de valeurs mais substitution des valeurs du groupe aux valeurs
communes. La citoyenneté nationale est là rejetée et se pose
le problème de l'appartenance à la nation.
En effet certains groupes revendiquent
aujourd'hui la reconnaissance dans l'espace public de leur appartenance particulière
à une communauté. C'est d'ailleurs cela qui définit le communautarisme,
lequel a toujours existé mais fut combattu notamment par l'école
qui recherchait à intégrer er à assimiler. L'intégration
n'est plus trop à la mode, les différences sont mieux acceptées
mais leur affirmation trop tageuse est-elle de nature à scinder l'ensemble
national en communautés isolées ne désirant plus vivre
ensemble ? La question qui
se pose est de savoir si l'on doit accepter cette reconnaissance communautariste
et faire, finalement, des différences entre les citoyens (ce qui est le cas
dans la discrimination positive). De même, le débat autour des signes religieux
à l'école (espace public) porte sur la même question : peut-on accepter que
des différences religieuses soient revendiquées publiquement dans une démocratie
laïque comme la nôtre ?
La question du communautarisme
Le communautarisme de Charles Taylor considère que la société est constituée d'un ensemble de communautés plutôt que d'un ensemble d'individus. Si la société n'est en réalité qu'un ensemble d'individus avec leurs particularités, les communautés sont dans les yeux de ceux qui leur donnent une existence et chez ceux qui se considèrent membres d'une communauté avant d'être des individus distincts. Par exemple pour les Musulmans (comme pour la plupart des communautés religieuses minoritaires) l'affiliation religieuse est déterminante dans les rapports interindividuels. La nature des relations entretenues dépendra alors de l'appartenance de l'autre à cette communauté ou sa non-appartenance. Même si le Musulman est un individu son appartenance communautaire définira des traits de comportement commun ainsi qu'un sentiment de solidarité collective ne s'étendant pas aux autres communautés. Ce communautarisme là porte l'exclusion, mais pour Charles Taylor le communautarisme ne doit pas mener à une telle situation (même si en réalité elle y contribue), mais à une reconnaissance sociale de la différence. Taylor présente donc le communautarisme comme un individualisme identitaire né dans les années 60 autour des combats pour les droits civiques avec la volonté de reconnaissance des communautés noires, féministes ou homosexuelles. Ainsi Charles Taylor considère de façon positive ce communautarisme. Il réalise son existence et fait de sa négation un mépris, un rejet des particularismes qui le fondent. Ne pas reconnaître le fait communautaire menacerait le lien social en conduisant les communautés à s'affirmer par la violence et le rejet de ce qui est considéré comme la communauté dominante - souvent blanche, mâle, chrétienne, hétérosexuelle, … Dans ce discours ce ne sont pas les communautés qui s'excluent ou recherchent le conflit, c'est la société qui en refusant de les reconnaître génère l'exclusion et le conflit. C'est une remise en cause complète du modèle laïque, universaliste et un rejet de l'égalité devant la loi. Effectivement la communauté peut être une instance de contrôle qui impose ses règles au-delà des règles fixées au sein de la société plus large. Or ces règles peuvent entrer en conflit avec celle de la société démocratique qui les abrite, pourrait-on ainsi au nom du maintien du lien social autoriser la mise en place de la Chariah pour les seuls Musulmans, en considérant que sa non application reviendrait à ne pas reconnaître la dignité des pratiquants de l'Islam ? Justifiant par avance une réaction violente à ce que les communautaristes à la Taylor jugent comme une vexation. Il semble en réalité que les autorités françaises aillent en ce sens en reconnaissant d'importantes prérogatives au Conseil Français du Culte Musulman, mais les communautaristes devraient aussi tenir compte de la vision du monde que possède chaque communauté, l'acception des règles communautaires peut être considérée comme un renoncement, une faiblesse de la communauté dominante. Derrière le communautarisme il y a aussi un relativisme, un renoncement à des valeurs universelles au nom du tout se vaut. Laisser l'individu dans les chaînes d'une communauté d'origine c'est en faire un homme dont les droits fondamentaux ne sont pas assurés. C'est renoncer aux valeurs fondatrices de notre civilisation libérale pour en revenir à une société éclatées en communautés liées par des solidarités mécaniques. |